D’un doux et ardent désir de danse
Publié le 20.09.2016, 14:56
Véritable clé de voûte du parcours d’Anne Teresa De Keersmaeker, Rain (2001) prolonge la recherche chorégraphique de Drumming (1998), avec lequel il forme une sorte de diptyque. Encensée par la critique, le public et plusieurs générations de danseurs qui s’en sont transmis les clés d’exécution dans le cadre de productions de Rosas ou de l’Opéra de Paris, cette pièce nous offre la foisonnante démonstration des principes et des techniques chorégraphiques à la base de toutes les œuvres qu’Anne Teresa De Keersmaeker créera par la suite. Rain a émergé d’un processus de création plutôt bref, là où de nombreuses autres œuvres de Rosas ne venaient au jour qu’au prix d’un travail de plus d’une année. Ce moment doit être vu comme celui d’une déflagration créative, le fruit d’une accumulation d’expériences menées dans les années 1990 avec la musique classique et moderne : Achterland (1990, sur des œuvres de György Ligeti et d’Eugène Ysaÿe), Erts (1992, où la fameuse « Grande Fugue Op. 133 » de Ludwig van Beethoven côtoyait des œuvres d’Anton Webern, Alfred Schnittke et Luciano Berio), Kinok (1994, avec des œuvres de Thierry De Mey et Béla Bartók), et Drumming (sur la pièce du même nom de Steve Reich).
Avec Rain, chorégraphié sur Music for 18 Musicians (1978), De Keersmaeker revient à la musique de Steve Reich, compagne de ses premières œuvres. Mais alors que dans Fase (1982), elle déduisait ses principes chorégraphiques de procédés puisés dans les pièces de jeunesse du compositeur américain (procédés radicaux de répétition, de variation et de déphasage graduel parfaitement transposables dans le champ de la danse), la chorégraphie de Drumming témoigne d’une évolution de l’écriture, qui se déploie cette fois « en parallèle » à celle de Reich. Celui-ci avait lui-même déclaré : « Les artistes que j’admire sont ceux qui vont de l’avant. Il n’y a aucun intérêt à se contenter de ressasser les mêmes principes selon des orchestrations différentes. Franchement, auriez-vous apprécié de me voir produire à la chaîne toute une série d’impeccables études sur le déphasage ? »[1]
C’est dans cet esprit que l’écriture de De Keersmaeker s’est transformée et a gagné en maturité. En 1998, la chorégraphe est désormais prête à s’affronter à une œuvre musicale d’une heure entière pour un groupe de dix danseurs. Dans Music for 18 Musicians (1978), la musique de Steve Reich s’enrichit pour la première fois de développements mélodico-harmoniques pris en charge par deux instruments à cordes et deux clarinettes, lesquels irriguent la texture répétitive d’un souffle et d’un timbre orchestral particulièrement sensuels. De Keersmaeker relevait ici un nouveau défi aux multiples facettes. Il s’agissait d’abord de répondre aux principes du minimalisme tardif : économie de l’expression et cohérence fonctionnelle ; ou : comment générer un maximum de variations – structurelles, dramatiques, kinesthésiques – à partir d’un matériau de départ réduit au minimum ?
Le défi touchait ensuite à la relation même de la danse et de la musique, souci central de la chorégraphe à une époque où la musique contemporaine semble avoir perdu de vue son ancienne et fidèle compagne. Jusqu’où la chorégraphie peut-elle s’appuyer sur les structures musicales ? Quand doit-elle s’en détacher pour suivre son propre chemin, en explorant ses propres procédures ? Le contrepoint chorégraphique de Rain – sans aucun doute le plus élaboré parmi toutes les œuvres de Rosas – réussit à rivaliser avec les textures de Steve Reich et à s’en approprier les mécanismes pour son propre compte.
Rain peut être qualifié d’œuvre de danse « pure », où le spectateur est invité à éprouver un certain clavier de sensations exclusivement produites par les ressorts formels de la composition. En cela, cette fois, Rain nous renvoie bien à Fase, la première œuvre de la chorégraphe, où se révélaient d’emblée son intérêt, autant que l’étendue de ses moyens, pour un mode de composition formellement rigoureux. Mais contrairement à Fase, Rain est lié à une œuvre précédente, qui forme en quelque sorte son pendant théâtral : In Real Time (2000). Il s’agissait là d’une performance à large spectre artistique dans laquelle De Keersmaeker, en collaboration avec les acteurs de la compagnie de théâtre belge tg STAN et les musiciens du groupe ethno-jazz AKA Moon, s’essayait à une hybridation de danse et de performance théâtrale : les protagonistes y brassaient une grande variété de textes parlés, de musique jouée en direct, de projections de films — autant d’expressions hétérogènes qui servirent ensuite de vivier pour une partie de la chorégraphie de Rain.
In Real Time se terminait par une phrase du dramaturge et écrivain néerlandais Gerardjan Rijnders : « I hope it’s not going to rain tomorrow » [J’espère qu’il ne pleuvra pas demain]. Ce spectacle s’inspirait par ailleurs du roman Rain (1994) de l’auteure néo-zélandaise Kirsty Gunn, qu’avait proposé en guise de matériel de travail la danseuse Ursula Robb. Ce roman décrit longuement le processus et les techniques de réanimation, exposés du point de vue d’une jeune femme tentant de ramener à la vie son petit frère qui s’est noyé dans un lac. De Keersmaeker déclare à ce sujet lors d’un entretien :
Ce texte m’a attirée par sa subtile métamorphose qui nous fait habilement passer d’une description médicale objective à la prise de conscience profondément émouvante de la fuite d’une vie, celle de la personne aimée que plus rien ne peut sauver. La noyade amène à associer à l’eau les notions de courant, de danger ou encore de mélancolie, dans une confrontation avec un sentiment de perte. L’emploi du mot « rain » pour le titre permettait de garder la trace de cette perte et l’acceptation de l’impossibilité d’un retour à la vie. C’est une métaphore des sentiments antagonistes que sont la vitalité et la mélancolie.[2]
Un mouvement ondulatoire de vagues – dont le flux et le reflux évoquent la respiration humaine – est caractéristique du style musical de Steve Reich, et de Music for 18 Musicians en particulier. L’invention la plus saillante de l’œuvre consiste en de longues vagues d’accords pulsés, évoquant l’expiration autant que le battement d’un pouls, donnant à la musique l’allure d’une irrépressible force vitale. Ces vagues sont doublées par les deux clarinettes basses, dont les musiciens doivent maintenir le souffle aussi longtemps qu’ils en sont capables. Le son émerge, gonfle, s’évanouit… Cette musique en vient à matérialiser certains des éléments que De Keersmaeker avait perçus dans le roman de Kirsty Gunn.
Sans plus se soucier aucunement ni de théâtre ni de parole, De Keersmaeker s’en remet avec Rain au seul potentiel de la musique de Steve Reich ou, mieux encore, à la seule puissance de ses propres outils de composition, afin de sculpter une courbe dramaturgique parfaitement congruente à l’expérience sensorielle du spectateur : une écoute du développement musical filtrée par le mouvement des corps.
Avec Rain, « chorégraphie » devient synonyme de « composition intégrale », où le même travail structurel est distillé dans l’ensemble des paramètres – le vocabulaire, la syntaxe, le contrepoint, l’organisation spatiale, la durée, et jusqu’à la conception du décor, de la lumière et des costumes – dans la logique du sérialisme intégral tel qu’il s’est précisé de Webern à Stockhausen.
Le principe esthétique de la pièce implique un noyau chorégraphique qui se déploie selon un processus graduel et continu. Ce noyau monothématique consiste en un couple complémentaire de phrases, qui ordonnent la totalité de la construction en suivant le principe géométrique de la spirale. De Keersmaeker ne se contente pas de réaffirmer un modèle compositionnel fondé sur une phrase-matrice générant l’intégralité du vocabulaire ; elle conçoit en outre ses phrase en fonction de la structure spatiale de l’ensemble : un cercle croisant deux rectangles symétriques dans lesquels s’inscrivent en spirale des rectangles plus petits. En complément de la structure chorégraphique, le processus d’évolution des couleurs et des textures obéit aux proportions du nombre d’or : de la couleur chair jusqu’au rose, avec un climax signalé par d’intenses éclairages magenta au moment de la section d’or, avant que les couleurs ne s’estompent doucement pour s’abîmer dans un gris automnal.
Le matériel généré par les phrases de base est systématiquement et exhaustivement traité par un large appareil de techniques contrapuntiques. Ces phrases, remarquablement longues, sont déroulées en progression ou mises à l’envers (« en rétrograde »). Tout au long de leur performance, l’ensemble des danseurs use intensivement de ces deux modes de déploiement de la phrase, que chacun soumet à la juxtaposition, à la superposition et à l’alternance. Sur le plan de l’organisation spatiale, les phrases sont données en miroir selon une grande variété d’axes de symétrie définis par les trajectoires dansées et leurs intersections, l’axe latéral gauche-droite, l’axe frontal de l’arrière à l’avant-scène, les grandes diagonales du plateau. L’organisation temporelle n’est pas en reste : la phrase est dansée en canon par entrées décalées des danseurs, ce qui génère des textures chorégraphiques en accumulation et condensation, ou au contraire, en déconstruction et raréfaction.
La répétition obstinée de certaines parties de la phrase peut s’accompagner d’effets de déphasage : un danseur accélère sa boucle jusqu’à produire un décalage ostensible, puis se remet en phase avec son partenaire. Les techniques de bouclage peuvent également s’organiser en procédés accumulatifs, comme dans ces « vidéo-scratching » obtenus à partir d’une courte boucle avant-arrière qui fait caler et bégayer la machine chorégraphique, soudain stoppée dans sa course ; joués en croissance progressive, ils dévoilent alors des séquences de plus en plus longues. Le procédé le plus sophistiqué, appelé « stacking » ou empilage, met en jeu un contrepoint à trois parties où la même succession de gestes, donnée par trois danseurs à trois vitesses différentes, se combine en un subtil feuilleté mêlant « progressions » et « rétrogrades ».
Ce rapide passage en revue des principaux procédés chorégraphiques mis en jeu témoigne d’une scintillation kaléidoscopique de configurations en perpétuel changement – ce qui, du reste, correspond parfaitement à l’expérience kinesthésique du spectateur. La trame structurelle de cette surabondance de formes dynamiques est reportée au sol sous forme d’un dense réseau de bandes colorées s’entrelaçant à l’intérieur d’un cercle. Toute cette discipline chorégraphique, par ailleurs, est infléchie par une douce qualité de mouvement, un abandon où se libère
la jouissance performative d’un spectacle qui désire son public.
***
En 1974, lorsqu’il plaidait pour une « économie libidinale », Jean-François Lyotard spéculait sur la puissance d’une libre circulation de l’énergie susceptible d’outrepasser les limites du système, en accélérant la surproduction capitaliste jusqu’à l’abolir dans la dépense pure. Sa position pourrait se paraphraser de la sorte : à l’ère de la libido émergente, la question n’est plus d’avoir raison ; rire et danser, voilà ce qui compte ![3] L’apologie de la profusion et de la dépense par Lyotard – soutenue par l’essor économique du début des années 1970 – semble prendre le contrepied des politiques actuelles d’austérité ; les reprises de Rain nous replongent aujourd’hui au cœur d’une pensée vitaliste, machinique et libidinale.
En nous faisant sentir que la danse est une production d’intensités encapsulées au cœur d’une structure, en attente de leur libération à venir lorsque cette structure, telle une machine en surchauffe, est soumise à de puissantes forces d’accélération, ce spectacle remet au premier plan la notion de « vivant », dans sa double dimension organique et machinique.
Loin de toute technicité rationnelle et mécaniste, la « machine désirante » – pour reprendre l’expression de Deleuze et Guattari[4] – est ici un principe perpétuel et différentiel de production de mouvement, où celui-ci divorce d’avec les subjectivités et les corps individualisés pour se mettre à circuler sur un nouveau plan, le plan fonctionnel et autoréférentiel des intensités pures : flot traversé d’interruptions et de reprises, encore et encore.
L’aspect « organique » de cette esthétique vitaliste implique des rapports de socialité, des contacts physiques, le déroulé de circuits illimités où s’entrecroisent les corps. C’est parce que les danseurs suivent des trajectoires décidées, au gré de toutes sortes de variations contrapuntiques, que les points de connexion de leurs circuits, sous leur apparence accidentelle, nous apparaissent comme magnifiés. C’est par ces entrechocs que les danseurs déterritorialisent la structure méticuleusement inscrite dans les graphes du tapis de danse. Les danseurs s’évitent ou se connectent par sauts, bonds, franchissements ou glissés, à moins qu’ils ne se figent soudain comme des statues, pour ensuite s’emparer les uns des autres et se déplacer dans l’espace. Ils s’échangent les mouvements, se font chacun le reflet, l’ombre, l’écho de l’autre, comme si aucun geste ne leur appartenait jamais en propre mais participait toujours d’un réservoir immense alimenté par l’effort collectif. Ce qui nous apparaissait, un court instant, comme un parfait spécimen de duo classique, se transforme bientôt en une multiplicité d’appariements corporels, montés, démontés, remontés en d’infinies variations, que celles-ci affectent le style gestuel, ou le segment de corps mis en jeu, ou mille qualités de rencontres, de touchés, de stimulations mutuelles qui font jaillir de nouveaux mouvements.
Si l’on compare la place du performeur dans l’œuvre d’Anne Teresa De Keersmaeker à d’autres productions minimalistes – celles de Lucinda Childs, par exemple –, il saute aux yeux que les jeux de différence-répétition qu’elle compose engagent bien davantage qu’un art de la précision ou une complexité de calcul, qui seraient pris en charge par des danseurs instrumentalisés, intouchables icônes de virtuosité que nulle contrainte n’aurait la capacité d’affecter. Pour lancer la machine jusqu’à son point critique, pour élever l’objet sériel à la puissance d’un processus temporel dynamique, il s’agit certes pour les danseurs de maîtriser de mémoire un véritable écheveau de variations formelles, mais plus encore de s’autoriser un certain dessaisissement de soi-même par le mouvement : c’est leur propre joie et leur propre sueur qu’il réinjectent pour alimenter la machine. Les manifestations du plaisir de danser n’ont rien à faire ici avec l’ordinaire clin d’œil narcissique du virtuose ; il s’agit plutôt de stimuler l’esprit d’un certain régime du collectif, comme le font du reste les musiciens de Steve Reich, se connectant les uns aux autres pour gérer les processus, en varier le flux et les durées – et ce régime est désigné par De Keersmaeker comme un « déconditionnement ».
Debout ou assis sur la bordure externe du territoire de jeu, les danseurs sont susceptibles d’y replonger à tout moment, ce qui encourage le public à ne jamais relâcher son attention : tous sont témoins, tous sont responsables de la production désirante de cette machine à danser.
Bojana Cvejić
Traduction par Émilie Syssau, rédaction par Jean-Luc Plouvier
[1] Steve Reich, Writings on Music 1965-2000. Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 94.
[2] Anne Teresa De Keersmaeker et Bojana Cvejić. Drumming and Rain : Carnets d’une chorégraphe, traduit de l’anglais par Émilie Syssau. Bruxelles, Mercatorfonds, 2016.
[3] Jean-François Lyotard, Économie libidinale. Paris, Editions de Minuit, 1993.
[4] Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Editions de Minuit, 1972.