DÉCLARATION PERSONNELLE D’ANNE TERESA DE KEERSMAEKER
Publié le 19.09.2024, 20:00
Le 17 septembre 2024, Anne Teresa De Keersmaeker a fait la déclaration personnelle suivante lors d’un discours sur le répertoire de la danse dans le cadre du colloque Choreographic Legacies, à l’Opera Gent. Retrouvez ci-dessous l’intégralité de son discours.
Les danseurs et les chorégraphes le savent : la pratique de la danse est un processus social très intense. Qu’est-ce qui se joue dans un studio, lorsqu’on est amené à créer un spectacle avec des danseurs de différentes générations ? Qu’est-ce que cela implique ? Quelle que soit la taille du groupe avec lequel je travaille, j’ai toujours essayé de faire en sorte que chacun puisse donner le meilleur de lui-même, individuellement et au sein d’un groupe harmonieux. En tant que chorégraphe, je n’ai jamais cherché imposer à chaque danseur, chacun de ses mouvements. Pourtant, je pense qu’il est de ma responsabilité d’accompagner ces processus pour que chaque membre, au sein de cette équipe, puisse évoluer dans un environnement sûr et déployer ainsi toutes ses potentialités.
Mais les temps ont changé. Je suis d’avis que le style de leadership attendu aujourd’hui repose davantage sur le dialogue ouvert et une prise de conscience accrue – et sur le respect – des limites personnelles de chacun. Ce sont cette mentalité et cette attitude que les danseurs peuvent légitimement attendre aujourd’hui de leurs leaders et chorégraphes.
Même si je n’ai jamais cru que la souffrance et le conflit font intrinsèquement partie du travail artistique – et c’est une conception que je rejette par ailleurs fermement – je dois reconnaître que dans le passé, des gens de notre compagnie ont été pris au cœur de conflits et se sont sentis blessés. En tant que directrice artistique, j’assume l’entière responsabilité de l’environnement de travail au sein de la compagnie et à titre personnel, je souhaite présenter mes excuses à toutes les personnes que j’ai pu décevoir ou heurter.
J’ai parfaitement conscience que le seul fait d’accepter ma responsabilité et de présenter mes excuses pour des choses qui se sont produites par le passé ne suffit pas. Ce qu’on attend aussi de moi, ce sont des mesures concrètes en vue d’améliorer la situation dans le futur. Voilà pourquoi depuis un an et demi, nous mettons tout en œuvre au sein de Rosas pour transformer l’environnement de travail, pour qu’il soit plus sûr et plus inspirant. Tout au long de ce parcours, nous apprenons au fur et à mesure et tirons des enseignements. Dans le même temps, nous continuons à donner la priorité à nos missions de base : 1) créer ensemble de nouveaux projets artistiques, 2) faire vivre le répertoire et 3) veiller à la transmission aux nouvelles générations.
Je tiens à remercier toutes celles et tous ceux qui m’ont témoigné leur soutien et leur loyauté et qui m’ont donné un feedback honnête et critique sur ce processus de transformation, à savoir nos danseurs, notre équipe, les membres de notre conseil d’administration et nos partenaires.
Comme je l’ai expliqué au début, je me suis demandé si je devais être ici, mais je me suis finalement dit qu’il était important de m’adresser à vous. Après tout, nous devons unir nos forces pour plaider en faveur de l’importance de la danse et de son patrimoine, d’autant que nous nous apprêtons à affronter des temps extrêmement difficiles. La place de la danse et de la culture est de plus en plus souvent remise en question. Et je terminerai par ces mots librement inspirés de Samuel Beckett : Essayons, échouons et essayons à nouveau de faire mieux.
Intégralité du discours d'Anne Teresa De Keersmaeker à l'occasion du colloque Choreographic Legacies : Sustaining and Reviving Dance Repertoire, organisé par STUK, l'Opera Ballet Vlaanderen et l'Universiteit Antwerpen le 17 septembre 2024, à l'Opera Gent, à Gand, en Belgique
J’aimerais commencer en vous disant que je me suis vraiment demandé si je devais être parmi vous aujourd’hui. Cela dit, le fait d’avoir été invitée à parler du répertoire et du patrimoine justifiait à lui seul ma présence. Et mon intérêt pour ce sujet et sa réelle importance ont dissipé mes derniers doutes.
Qu’est-ce que le répertoire ? Nous pourrions le définir comme un inventaire, la liste exhaustive des spectacles qu’un artiste ou une compagnie est en mesure de présenter. Et le patrimoine ? Ce sont les biens hérités, initialement les terres, et par extension, tous les biens. Tout ce qui nous est transmis par les générations passées - et qui vaut selon nous la peine d’être conservé pour être transmis aux générations futures - donne un sens à l’espace, aux terres, que nous partageons. Le concept de patrimoine est aussi étroitement lié à la « tradition », du latin traditio, littéralement, l’« action de transmettre ».
Lorsqu’on me demande « qu’est-ce que la danse ? », je dis souvent qu’on peut la définir comme l’abstraction incarnée. Nous pourrions donc parler aujourd’hui de « mémoire incarnée » : une mémoire qui regarde vers le passé et revient sur l’histoire selon la perspective poétique et incarnée des chorégraphes et des danseurs. Mais il est tout aussi important de considérer la danse selon la perspective opposée, sous l’angle de l’histoire de l’humanité. Ancrons la danse dans le corps lui-même. Le corps est le point de départ. Et donc la mémoire incarnée.
Le patrimoine chorégraphique diffère sensiblement de celui des autres disciplines artistiques. Au théâtre, lorsqu’il y a un texte parlé, il y existe un langage codifié auquel tous les artistes peuvent se référer. Même chose en musique, avec les partitions. C’est également le cas, dans une certaine mesure, pour le ballet classique, qui est un langage codifié fondé sur un riche répertoire. Chaque personne ici présente peut très probablement citer un exemple d’œuvre du répertoire du ballet classique (par exemple Le Lac des cygnes), mais tout le monde ne connaît probablement pas le nom des chorégraphes qui l’ont porté sur scène. Les acteurs, les musiciens et les danseurs classiques ont ainsi facilement accès à un répertoire, grâce à l’existence d’un langage codifié.
L’histoire de la danse contemporaine occidentale du XXe siècle est avant tout l’histoire de destinées artistiques individuelles. Contrairement aux autres disciplines, les femmes y ont occupé le devant de la scène. Lorsque nous songeons aux artistes qui ont marqué le paysage de la danse contemporaine au XXème siècle, les premiers noms qui nous viennent à l’esprit sont des noms de femmes : Isadora Duncan, Doris Humphrey, Mary Wigman, Martha Graham, Pina Bausch, Lucinda Childs, Trisha Brown, Yvonne Rainer, Simone Forti,.... Nous ne pouvons pas en dire autant des autres disciplines artistiques. Des chorégraphes masculins se sont bien sûr eux aussi illustrés, mais ce sont ces femmes qui ont écrit de larges pans de l’histoire de la danse contemporaine.
Cela ne veut pas dire pour autant qu’aucune figure féminine n’a marqué l’histoire des autres formes d’art, mais ces femmes sont souvent bien moins connues. Elles n’ont jamais accédé à la notoriété qu’elles méritaient. En raison du concept même de « patrimoine », qui désigne littéralement les conceptions transmises de père en fils, de nombreuses artistes féminines du XXe siècle n’ont pas pu avoir accès aux codes et aux institutions de leur discipline artistique. La danse contemporaine a cependant toujours été caractérisée par une approche, une méthode de travail spécifique : il s’agit d’inventer son propre langage, individuellement, plutôt que de se référer à un langage externe. C’est peut-être la raison pour laquelle les femmes chorégraphes ont pu se faire plus facilement une place et un nom dans cette discipline. Cette absence de codification a-t-elle donc été un cadeau ? Cette discipline laisse-t-elle à l’individu plus d’espace, plus de latitude pour élaborer son propre langage ? À moins que cela tienne à la place centrale du corps.
Même si les chorégraphes inventent leur propre langage, ils le font rarement en vase clos. La danse est un acte social. Le terme « chorégraphie » vient d’ailleurs d’un mot grec qui signifie « chœur » - un chœur ou un groupe de personnes. En ce sens, la chorégraphie est une écriture collective. Le chorégraphe est souvent entouré d’une équipe dont chaque membre joue un rôle majeur dans l’écriture du mouvement et le développement du répertoire – en studio, en coulisses et sur scène. L’individu et le groupe oeuvrent et inventent une langue de concert.
Cette conférence est organisée à l’initiative du centre d’art STUK, qui a entrepris de dresser un état des lieux du patrimoine de la danse en Flandre. Je pense qu’il faut à cet égard faire preuve de modestie. Après tout, le patrimoine de la danse contemporaine n’en est qu’à ses débuts en Belgique, contrairement à l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni et les États-Unis. Certes, l’œuvre de Jeanne Brabants et du Ballet royal de Flandre a laissé son empreinte, tout comme Maurice Béjart et son Ballet du XXe siècle, qui ont profondément marqué la danse contemporaine. Mais on retient généralement le début des années quatre-vingt comme point de départ l’histoire de la danse contemporaine en Belgique. Et ici aussi, Béjart a joué un rôle majeur avec Mudra, son école de danse.
L’histoire de Rosas commence en 1980 et celle de son répertoire au début des années nonante, lorsque nous avons eu la chance d’être accueillis en résidence artistique à La Monnaie. À l’époque, nous étions guidés par trois grands objectifs : 1) créer de nouvelles œuvres, 2) développer un répertoire et 3) ouvrir une école de danse - P.A.R.T.S. Quarante-cinq années de travail et de spectacles nous séparent depuis les débuts de notre compagnie, dans les années 1980. Au cours de cette période, j’ai créé 65 pièces et travaillé avec plus de 150 danseurs. Une longue histoire, marquée par la création de nouvelles chorégraphies, une collaboration avec plusieurs générations de danseurs et une approche variée du répertoire.
Ce qui distingue le corpus d’œuvres de Rosas, c’est sa diversité. À l’une des extrémités du spectre, nous avons par exemple Fase, qui réunit un duo de danseuses et à l’autre, The Six Brandenburg Concertos porté par de très nombreux danseurs, principalement des hommes. Certaines pièces ont eu pour point de départ la musique (la musique ayant toujours été mon premier partenaire) tandis que des projets plus récents ont été inspirés par les arts visuels, voire par des textes. Il y a aussi de grandes productions comme des productions plus confidentielles. Certains projets ont été créés et produits pour des salles de spectacle, d’autres pour des musées ou encore pour une scène en extérieur, comme la forêt. Faire vivre un répertoire d’une telle diversité est un véritable challenge, que chaque compagnie relève à sa façon.
Ces différentes approches du répertoire ont fait de Rosas une formidable aventure. Un aspect essentiel, et le plus évident, est la reprise de spectacles avec une nouvelle distribution. Depuis Fase et Rosas danst Rosas, de nombreuses pièces ont été interprétées par de nouveaux danseurs de notre compagnie. L’année 2016 a marqué un tournant dans cette approche du répertoire, avec notamment la reprise de nos premières œuvres, dansées par une nouvelle génération de danseurs. L’idée initiale était d’ailleurs de confier cette partie du travail à une deuxième compagnie, mais ce rêve a été balayé par la crise sanitaire du COVID : ce projet n'était tout simplement pas viable financièrement. Au moment où l’ensemble du secteur de la danse était confronté à des temps extrêmement difficiles, les organisateurs ont voulu tout naturellement donner la priorité à des créations originales. Mais d’autres compagnies ont repris des pièces du répertoire de Rosas, comme l’Opéra de Paris qui a présenté de superbes versions de Rain, Bartok/Beethoven/Schönberg et Drumming. Rain est actuellement à l’affiche de l’Opera Ballet Vlaanderen. Au début de cette année, ils avaient déjà présenté des fragments de Fase, et en 2022, ils ont interprété Mozart/Concert Arias, accompagné par un orchestre, ce que Rosas ne peut malheureusement pas se permettre.
Le renouvellement d’une distribution passe par une collaboration entre plusieurs générations de danseurs et la transmission d’un savoir. Il s’agit de transmettre la mémoire, les souvenirs d’un corps à un autre, du danseur initial à un nouveau danseur, tout abordant le matériau selon de nouvelles perspectives. Ce processus soulève plusieurs questions : qu’est-ce que la danse, en tant qu’« écriture souveraine », une écriture qui se suffit à elle-même ? Comment un même matériau, un même mouvement prend-il corps chez de nombreux danseurs différents ? Quelles sont les qualités qui s’acquièrent ou se perdent lors de cette transmission du danseur-créateur à son successeur ?
La réécriture est un autre aspect important de notre répertoire ; elle peut être abordée de nombreuses façons différentes. Prenons Zeitung, dont la seconde mouture, Zeitigung, est le fruit d’une collaboration avec Louis Nam Le Van Ho. Je lui ai expliqué les principes sous-tendant cette pièce et lui ai donné carte blanche pour qu’il se la réapproprie, selon ces mêmes principes. Nous nous sommes ensuite rencontrés pour voir comment inscrire cette nouvelle approche dans l’écriture initiale. Autre exemple, Vortex Temporum, rebaptisé Work/Travail/Arbeid, une fois sorti de la scène classique pour être adapté à l’espace muséal. La différence entre ces deux espaces imposait de réécrire le matériau initial. Les deux chorégraphies, qui sont des branches d’un même arbre, se distinguent par un rapport différent au temps, à l’espace (fixe ou fluide), au public et à la musique. Nous avons fait aussi l’inverse et ré-imaginé pour la scène une chorégraphie conçue à l’origine pour un musée.
Une des plus belles facettes du répertoire de Rosas est le rôle qu’il peut jouer au niveau de l’enseignement. C’est par exemple le cas de Drumming XXL. Drumming avait été enseigné chez P.A.R.T.S et créé, au départ, pour des danseurs issus de la première génération de diplômés de P.A.R.T.S. A l’inverse, Drumming XXL réunit des danseurs de trois écoles de danse : le Conservatoire de Paris, L’École des Sables, au Sénégal, et P.A.R.T.S. Avec Clinton Stringer, Moya Michael et d’autres danseurs, nous avons réécrit une version XXL de Drumming pour plus de 60 danseurs. L’exercice a nécessité de rester fidèle à la logique spatiale de la pièce originale et à son vocabulaire, tout en la transformant, chaque étudiant élaborant son propre matériau.
Les étudiants peuvent apprendre énormément de choses en étudiant le répertoire à l’école. En tant que danseuse et chorégraphe, je suis convaincue que la compréhension et l’appropriation d’une pièce doivent passer par le corps, en l’apprenant et la dansant. Il s’agit d’analyser le vocabulaire et les outils de composition et d’aborder un discours à travers une expérience incarnée. Là aussi, l’idée est de revenir au corps. Les étudiants de P.A.R.T.S. qui apprennent des pièces chorégraphiques telles que Drumming et Set and Reset de Trisha Brown font quelque chose de comparable aux musiciens lorsqu’ils étudient et apprennent à jouer des pièces d’un riche répertoire musical. Qu’il s’agisse de s’orienter vers la danse ou la chorégraphie, l’étude du répertoire est un travail en profondeur, qui nécessite de repousser les limites de l’imagination et de concevoir des idées nouvelles qui vont vous guider tout au long de la trajectoire que vous souhaitez embrasser.
re:Rosas! illustre également le lien entre le répertoire et l’enseignement. J’ai imaginé ce projet après avoir découvert « Les Leçons de Stromae, » une initiative du musicien belge dans laquelle il explique comment les chansons qu’il compose servent de guide à ceux qui veulent se lancer dans la musique. Avec re:Rosas!, l’idée était de partager, en ligne, les outils et mouvements de Rosas danst Rosas, afin que tout un chacun puisse s’en approprier les pas. Des gens de tous horizons se sont prêtés à l’exercice, aux quatre coins du monde. J’ai ainsi pris conscience qu’il pouvait être plus intéressant de partager mon œuvre et de l’ouvrir au domaine public, plutôt que de la considérer comme ma chasse gardée. C’est ce qui en a fait une expérience des plus joyeuses.
L’étendue même d’internet permet la diffusion d’œuvres aux quatre coins du monde et leur conservation future. Grâce à ce moyen, le nombre de personnes qui visionnent des vidéos de spectacles de Rosas dépasse celui de celles qui assistent aux représentations de Rosas. Un spectacle filmé, ce n’est toutefois pas la même chose : cela nécessite un travail d’édition et de montage, des ajustements sonores et spatiaux, gros plans. La vidéo et internet ne doivent pas se substituer à l’expérience du live mais peuvent être de précieux outils pour faire vivre notre patrimoine.
Rien ne remplace toutefois le spectacle vivant pour faire vivre le répertoire. En live, les chorégraphies sont portées par le corps des danseurs. Mais je pense que le répertoire est également important pour le public. La reprise de Rosas danst Rosas a ainsi permis à des spectateurs qui avaient vu ce spectacle il y a 40 ans de le redécouvrir au XXIe siècle. La façon dont la pièce est perçue évolue avec le temps et nous ne regardons pas seulement le monde, nous nous regardons regarder le monde. De la même façon qu’il existe une mémoire incarnée de l’interprétation du répertoire, il existe une mémoire incarnée de l’expérience du spectateur.
Le travail que j’ai fait il y a quelques années avec Bojana Cvejić s’inscrit également dans cette volonté de faire vivre le répertoire de Rosas et d’en faire une grande aventure. Je pense d’ailleurs que c’est un des exemples les plus pertinents par rapport au thème étudié aujourd’hui. Avec le soutien de la Vrije Universiteit Brussel, nous avons créé la série « Carnets d’une chorégraphe ». Dans ces livres, nous avons décrit les processus de création de huit pièces différentes – la façon dont le vocabulaire a pris forme, dont les outils de composition ont été développés, l'organisation du temps et de l'espace, les motifs géométriques, la poétique, les danseurs, la musique, les costumes, la conception de l’éclairage, les sources d’inspiration. Des ouvrages sur l’écriture de la danse aussi complets et bien documentés que ceux de cette série sont d'une valeur inestimable pour la préservation de notre patrimoine.
Compte tenu de cette expérience que je viens d’évoquer, comment faire vivre le répertoire ?
1. Le plus important, c’est que les pièces soient produites. La danse fait partie des arts vivants. Il faut donc disposer d’espaces pour les interpréter. La mémoire incarnée se transmet par l’interprétation, par les danseurs et pour le spectateur.
2. Trouver l'approche appropriée. Il ne faut pas considérer les pièces chorégraphiques comme des objets sacrés et « intouchables », mais identifier à chaque fois ce qui doit être conservé et ce qui doit être modifié. Ce qui doit être réécrit ou non.
3. Collaborer avec différentes générations de danseurs. La transmission du mouvement, et de toutes les connaissances qu’il intègre, de la distribution d’origine aux nouveaux danseurs. Cette collaboration se fait aussi dans les écoles de danse.
4. La continuité participe dans une certaine mesure à faire vivre le répertoire. Une compagnie de danseurs qui échangent et apprennent ensemble en permanence développent les mêmes outils et un même vocabulaire qui alimente leur langage chorégraphique.
5. Les archives et la documentation de la danse jouent un rôle essentiel, en particulier en raison de l’absence d’un système de codification comme il en existe dans les autres disciplines artistiques. La documentation vidéo est un outil essentiel permettant l’enregistrement de spectacles chorégraphiques ; il permet aux danseurs de se replonger dans l’apprentissage du matériau au fil des ans et aux générations futures de l'apprendre pour la première fois. (Cela me rappelle une répétition avec Fumiyo Ikeda, en vue de la reprise d’Elena’s Aria, plusieurs années après sa création. À cette époque, nous n’avions pas de vidéos pour vérifier si tel mouvement comptait cinq ou trois pas. Mais nous avons eu tout à coup une révélation et senti qu’il y a des choses dont le corps ne se souvient pas – « What the body does not remember » pour citer le spectacle de Wim Vandekeybus – et d’autres dont il se souvient. Nous aurions certainement pu tirer profit d’une documentation vidéo de meilleure qualité mais très souvent, lorsque vous essayez de réapprendre une pièce, c'est la mémoire incarnée qui prend le dessus).
Les archives chorégraphiques permettent de dépasser l’approche purement formelle et d’inclure les souvenirs, les réflexions, les expériences, le discours et même l'aspect social d'un processus de création, qui est au cœur de l’univers chorégraphique. Nous devons faire preuve de créativité pour exploiter le potentiel de ces archives dynamiques et nous concentrer non seulement sur leur conservation mais aussi sur leur activation. Rosas a désespérément tenté de sauvegarder ses immenses archives, mais nous nous sommes heurtés à l’absence de moyens en Flandre.
6. Le développement de la recherche sur la danse. En Flandre, quelques chercheurs tentent de situer la place du répertoire dans l'histoire de la danse et l’élaboration de l’écriture sur la danse. C’est effectivement à ce niveau que la réflexion peut avoir lieu. Il est important que les universités promeuvent une recherche sur la danse de qualité et si l’on veut protéger notre patrimoine et développer notre discipline artistique.
Soyons clairs : les compagnies de répertoire sont en voie de disparition, leur existence nécessite de très gros efforts financiers et sur le plan organisationnel. En outre, toutes les pièces ne valent pas la peine d'être conservées dans le répertoire. Certaines ne sont tout simplement pas assez bonnes, et cela vaut également pour quelques-unes des miennes. Il faut par ailleurs veiller à faire de la place pour les nouvelles générations, car le public et les organisateurs préfèrent très souvent découvrir de nouvelles pièces que de voir à l’affiche des pièces déjà existantes. Je trouve cette démarche tout à fait normale. Par ailleurs, tous les chorégraphes n’accordent pas une telle importance au répertoire. Je me souviens d'une conversation que j'ai eue avec William Forsythe à propos du répertoire et au cours de laquelle il disait avoir abandonné cette idée. Pour lui, la danse est vouée à disparaître. J'aime à croire que la danse ne doit pas s’inscrire dans l’éternité, mais plutôt dans une « éternité temporaire. »
Pour ma part, le répertoire garde toute son importance. Il permet un regard sur le passé, de s’inscrire dans le présent et de construire l'avenir. Pour comprendre le présent et imaginer l'avenir, il faut se tourner vers le passé. J’en reviens donc à cette idée du corps. Si la danse est l'abstraction incarnée, l'organisation spatio-temporelle du mouvement tel qu’incarné dans le corps, qu’y a-t-il de plus contemporain comme forme artistique que la danse, de plus présent que le corps dans lequel on vit tous les jours ? La danse s’inscrit dans le hic et nunc, tout comme le corps qui garde la trace de tous nos souvenirs et de toutes nos expériences.
Les danseurs et les chorégraphes le savent : la pratique de la danse est un processus social très intense. Qu’est-ce qui se joue dans un studio, lorsqu’on est amené à créer un spectacle avec des danseurs de différentes générations ? Qu’est-ce que cela implique ? Quelle que soit la taille du groupe avec lequel je travaille, j’ai toujours essayé de faire en sorte que chacun puisse donner le meilleur de lui-même, individuellement et au sein d’un groupe harmonieux. En tant que chorégraphe, je n’ai jamais cherché imposer à chaque danseur, chacun de ses mouvements. Pourtant, je pense qu’il est de ma responsabilité d’accompagner ces processus pour que chaque membre, au sein de cette équipe, puisse évoluer dans un environnement sûr et déployer ainsi toutes ses potentialités.
Mais les temps ont changé. Je suis d’avis que le style de leadership attendu aujourd’hui repose davantage sur le dialogue ouvert et une prise de conscience accrue – et sur le respect – des limites personnelles de chacun. Ce sont cette mentalité et cette attitude que les danseurs peuvent légitimement attendre aujourd’hui de leurs leaders et chorégraphes.
Même si je n’ai jamais cru que la souffrance et le conflit font intrinsèquement partie du travail artistique – et c’est une conception que je rejette par ailleurs fermement – je dois reconnaître que dans le passé, des gens de notre compagnie ont été pris au cœur de conflits et se sont sentis blessés. En tant que directrice artistique, j’assume l’entière responsabilité de l’environnement de travail au sein de la compagnie et à titre personnel, je souhaite présenter mes excuses à toutes les personnes que j’ai pu décevoir ou heurter.
J’ai parfaitement conscience que le seul fait d’accepter ma responsabilité et de présenter mes excuses pour des choses qui se sont produites par le passé ne suffit pas. Ce qu’on attend aussi de moi, ce sont des mesures concrètes en vue d’améliorer la situation dans le futur. Voilà pourquoi depuis un an et demi, nous mettons tout en œuvre au sein de Rosas pour transformer l’environnement de travail, pour qu’il soit plus sûr et plus inspirant. Tout au long de ce parcours, nous apprenons au fur et à mesure et tirons des enseignements. Dans le même temps, nous continuons à donner la priorité à nos missions de base : 1) créer ensemble de nouveaux projets artistiques, 2) faire vivre le répertoire et 3) veiller à la transmission aux nouvelles générations.
Je tiens à remercier toutes celles et tous ceux qui m’ont témoigné leur soutien et leur loyauté et qui m’ont donné un feedback honnête et critique sur ce processus de transformation, à savoir nos danseurs, notre équipe, les membres de notre conseil d’administration et nos partenaires.
Comme je l’ai expliqué au début, je me suis demandé si je devais être ici, mais je me suis finalement dit qu’il était important de m’adresser à vous. Après tout, nous devons unir nos forces pour plaider en faveur de l’importance de la danse et de son patrimoine, d’autant que nous nous apprêtons à affronter des temps extrêmement difficiles. La place de la danse et de la culture est de plus en plus souvent remise en question. Et je terminerai par ces mots librement inspirés de Samuel Beckett : Essayons, échouons et essayons à nouveau de faire mieux.