Anne Teresa De Keersmaeker au sujet de Golden Hours (As you like it)
Publié le 30.01.2015, 14:18
Oh me oh my! I think it’s been an eternity. You’d be surprised at my degree of uncertainty. (Brian Eno)
Votre nouvelle création porte le titre d’une chanson de Brian Eno, « Golden Hours », extraite de Another Green World, le dernier album de rock qu’il a réalisé avant de se tourner vers l’ambient music. Qu’est-ce qui vous a amenée à choisir cette chanson pour votre nouvelle chorégraphie ? Où commence la création de Golden Hours (As you like it) ?
Ces dernières années, je suis devenue plus difficile quant à la musique avec laquelle je choisis de travailler. Une série de choix spécifiques peut ainsi être retracée jusqu’à Zeitung — une période d’investigation de l’harmonie dans la musique occidentale de Bach à Webern — suivie de Keeping Still et de 3Abschied consacrés au postromantisme de Mahler, et à l’expérience The Song où j’affrontais la musique pop. Mon intérêt pour cette musique date de cette période. Je me souviens avoir demandé à Alain Franco, le pianiste et dramaturge musical avec lequel j’avais collaboré pour Zeitung : « Quelle autre bonne musique, à part Bach ? » et Franco m’avait répondu : « les Beatles. »
C’est ainsi que pour The Song, la pièce que j’ai créée avec les artistes Ann Veronica Janssens et Michel François, j’avais choisi pour support le White Album des Beatles. Les danseurs ont réécrit certaines chansons de l’album, mais il y avait aussi de longues séquences de mouvement en silence, ainsi que des séquences accompagnées par une artiste-bruiteuse, qui nous offrait des sons dotés d’une matérialité concrète faisant écho au mouvement des corps. The Song se concentrait sur la relation entre mouvement et son au plus près du phénomène lui-même et de sa perception immédiate. Comment sonne un mouvement corporel ? Lorsqu’on danse en silence, y aurait-il une musique qui émerge du mouvement dansé proprement dit ? Et pourquoi les danseurs ne feraient-ils pas la musique eux-mêmes ? Cette création était une sorte de recherche de laboratoire, mais aussi une nouvelle étape significative dans le développement de mes outils chorégraphiques. En premier lieu, « marcher » : logique d’organisation du mouvement dans le temps et l’espace — dont j’ai tiré le principe « comme je marche, je danse » (my walking is my dancing). Et en second lieu, « parler » : logique des relations sociales entre les corps en mouvement, dont je déduis le principe « comme je parle, je danse » (my talking is my dancing). Je devrais ajouter qu’au moment de choisir la musique pour The Song, j’avais déjà pensé à l’album Another Green World, parallèlement aux Beatles. J’ai longuement balancé entre les deux, me demandant si je devais faire une chorégraphie sur The White Album ou sur « Golden Hours ». J’ai finalement opté pour les Beatles, en réservant « Golden Hours » de Brian Eno pour plus tard.
Après Vortex Temporum, une chorégraphie sur la musique de Gérard Grisey que vous avez créée récemment, ce Golden Hours basé sur la musique d’Eno offre un contraste saisissant.
En effet. La structure complexe et dense de la musique spectrale de Grisey, qui a marqué Vortex de son empreinte, va céder la place à une mélodie extrêmement simple. Mon intérêt pour la perception du temps dans la danse, élément central dans Vortex, se poursuit néanmoins avec obstination dans Golden Hours. Ici, cette question se pose sous forme d’une chanson qui se répète indéfiniment. J’ai vraiment tissé une histoire d’amour avec ce morceau. À quoi s’ajoute un goût un peu puéril pour la répétition compulsive : c’est un de ces refrains dont on ne se lasse jamais et qu’on se passe encore, encore et encore…
Eno prétend travailler comme un peintre, un bricoleur plus qu’un musicien, qui traite le studio comme un instrument. Vous, au contraire, vous êtes une chorégraphe systématique, avec un net penchant pour la structure et la rigueur. Qu’est-ce qui vous retient si particulièrement dans cette chanson de Brian Eno?
Nous sommes avec cette chanson aux premières heures de la pop électronique, à la limite de l’ambient music, et j’adore cette approche un peu « low-fi » de la technologie, cette touche d’amateurisme. On perçoit clairement la facture en studio – couche après couche – et tout le talent d’Eno pour l’ingénierie sonore. Il y a là le savoir-faire et l’excentricité d’un autodidacte, d’un sorcier du son. Eno avait d’abord superposé sept fois sa propre voix chantant la mélodie, puis avait empilé les pistes instrumentales une par une, en enregistrant individuellement toute une bande de musiciens plus ou moins célèbres (la guitare de Robert Fripp, l’alto de John Cale du Velvet Underground, etc.). Les musiciens étaient crédités sur le disque avec des mentions assez loufoques (Eno lui-même, par exemple, était mentionné pour « orgues chaotiques, percussions spasmodiques, guitares pour night-clubs et pianos interlopes »).
C’est une musique légère, imbibée d’humour absurde. Elle dévoile par ailleurs un penchant mélancolique qui me touche. Eno m’a expliqué comment il recherchait une musique qui puisse encore parler à l’émotion, sans plus dépendre d’aucune histoire ni d’aucune personne en particulier. Sa mélodie, sa couleur, et leur manière de s’articuler aux paroles, semblent le fruit d’une inspiration qui aurait surgi au sommet d’une montagne, ou sur quelque iceberg. Ce type d’expressivité charrie de multiples strates d’expérience vécue, cachées sous les mots, en attente de multiples interprétations.
A travers ces couplets énigmatiques, proches parfois du non-sens, reviennent de manière insistante deux motifs entrelacés : celui d’un temps qui ralentit et se renverse, et le motif de la boucle et de la circularité, c’est-à-dire une vision cyclique du temps.
« Oh me oh my / I think it's been an eternity / You'd be surprised / At my degree of uncertainty / How can moments go so slow / Several times / I've seen the evening slide away / Watching the signs / Taking over from the fading day / Perhaps my brains are old and scrambled / Changing water into wine / Putting the grapes back on the vine. » Comment ces vers inspirent-ils votre chorégraphie ?
Le cadre général de la chorégraphie est la chanson « Golden Hours » reprise en boucle. Tous les danseurs vont « marquer » la chanson de leurs pas, créant de la sorte une suite ininterrompue et imperturbable de mouvements à l’unisson. Le mouvement de cette bande de danseurs s’approchant et s’éloignant du public, en avant et en arrière, définit une sorte d’unité de temps quantifié, chronométrique, dont pourront émerger des singularités individuelles et toujours différentes. Des constellations variables de danseurs viendront briser le rythme régulier du groupe, par des explosions de danse vive et expressive, selon un rythme imprévisible. Ces deux régimes temporels sont mis en tension, à la manière d’un geste que viendrait suspendre un point d’interrogation. Comme le dit Eno : « Vous seriez surpris / Par mon degré d’incertitude »…
Outre cette chanson d’Eno, “Golden Hours”, vous utilisez une pièce de théâtre comme élément structurel. Même si la compréhension de cette pièce n’est pas cruciale pour la bonne réception du spectacle, j’aimerais quelques précisions sur le choix du texte et son traitement chorégraphique.
De la même manière que j’ai toujours aimé travailler avec la musique classique, comme celle de Mozart ou de Bach, j’ai longuement envisagé de bâtir une chorégraphie à partir d’un texte de Shakespeare. Cet auteur apparaît pour la première fois dans Partita, dont le cadre méta-narratif s’appuie secrètement sur l’un des “Sonnets”. Ce célèbre poème s’ouvre sur ce vers : « Shall I compare thee with a summer’s day? » [Puis-je te comparer à un jour d’été ?] et se termine sur celui-ci : « So long as men can breathe or eyes can see, So long lives this, and this gives life to thee. » [Tant que les hommes respireront et que les yeux pourront voir, ceci vivra et te donnera la vie]. Le poème convoque deux motifs d’une grande importance pour moi : le souffle, que j’explore actuellement en tant que principe chorégraphique (« Comme je respire, je danse »), et le regard.
Lorsque je me suis décidée à retravailler avec du texte, après une longue pause en ce domaine, j’ai décidé qu’il ne serait pas dit sur scène. J’estimais que ce n’était pas là mon point fort, que mon principal outil de composition était la mise en forme de mouvements abstraits. J’ai par ailleurs hésité à choisir une pièce de Shakespeare : tout comme Bach, il s’agit d’un monument de la culture avec une longue tradition d’interprétations. Mais je suis assez vite tombée sur As You Like It (AYLI), bien loin du cycle des Rois (à ce point lesté d’un poids culturel qu’il en devient parfaitement intimidant), et j’ai choisi cette pièce. AYLI est une comédie romantique et pastorale où se mêlent plusieurs motifs qui résonnent avec mes problématiques récentes – avec, au premier chef, la question du temps. Du fait du jeu des travestissements, c’est aussi une pièce sur le genre et l’identité sexuelle : il y a du jeu dans le jeu !
C’est probablement la plus extravagante des comédies de Shakespeare ; les chicanes de son intrigue déplacent les rôles et démultiplient les apparences avec brio. Un homme y joue un personnage féminin, ce qui était par ailleurs fréquent à l’époque élisabéthaine : mais cet acteur masculin, travesti en femme, se retravestit en homme, et c’est sous les traits d’un homme qu’il réclame l’amour d’un autre homme !
Malgré l’élément homoérotique, As You Like It affirme le pouvoir de la femme. Le personnage central, Rosalinde, est considéré comme le personnage féminin shakespearien le plus élaboré et le plus profond ; il surpasse Ophélie, Cordélie ou même Lady Macbeth.
Rosalinde dénoue un imbroglio complexe de conflits entre deux paires de frères, en usant de toutes les ruses de la séduction et en éprouvant la détermination des hommes envers l’amour.
Oui. En outre, le motif utopique du retour à un âge d’or de la nature, figuré par la forêt d’Arden, entre en résonance avec mes préoccupations environnementalistes. AYLI oppose deux mondes : celui de la cour, lieu des intrigues pernicieuses, et celui de la forêt, où se retire une partie de la cour en quête d’une nouvelle harmonie de vie. Cela établit implicitement un lien avec la préoccupation qui sera au cœur des décennies à venir : l’impact des problèmes environnementaux sur la vie humaine et notre lien à la nature, totalement désorienté. C’est un problème large et complexe , qu’il s’agisse du réchauffement climatique ou de la manière dont nos sociétés articulent le politique, l’économique et l’environnemental. Vous rendez-vous compte ? Nous nous livrons à cet entretien par la plus chaude journée de Noël de ces trois cents dernières années !
Quels éléments d’AYLI avez-vous choisi de transposer dans la chorégraphie ?
Je tiens tout d’abord à souligner ceci : même si je conserve une intrigue, laquelle génère des personnages, installe des relations entre eux et influence leurs mouvements, il n’est pas absolument nécessaire que le public suive l’histoire et la comprenne. Le jeu de chaque danseur s’appuie sur un ou plusieurs personnages, et ils en changent à chaque scène. De même, il importe peu de savoir concrètement ce qu’ils pensent et “se disent” à chaque instant. Cette approche, qui fait du texte un ancrage structurel sous-jacent, on la retrouve dans plusieurs de mes dernières pièces, comme En Atendant et Cesena. Au-delà de tout schéma formel et structurel, j’y fais dériver les relations entre les danseurs de poèmes ou d’intrigues historiques, et cela permet de dégager des effets de sens sans qu’il y ait pour autant de signification explicite.
Sans être familier de la pièce, on peut néanmoins percevoir les liens qui se font et se défont sans cesse entre les danseurs, avec de forts parallélismes entre chorégraphie et conduite dramatique. On observe certains gestes, certaines manières de danser, que l’on associe aisément à des “traits de caractère”, voire, plus abstraitement et à la manières des Anciens, à des “humeurs” ou des affects socialisés (colère, fierté, détermination, désir, douleur, etc.)
J’ai utilisé le texte de Shakespeare selon mon récent principe « comme je parle, je danse » dont je poursuis ici l’exploration. Ce principe repose sur l’instauration d’une dimension sociale de communication entre les danseurs à travers le mouvement, en donnant généralement la priorité aux bras et aux mains. En étudiant AYLI, j’ai ajouté à cela un nouveau paramètre : celui du regard. Dans l’intrigue de Shakespeare, le regard entraîne le coup de foudre ; dans la chorégraphie, il est l’outil ultime pour créer et maîtriser l’espace. L’expérience de l’espace que peut éprouver le spectateur varie considérablement en fonction d’une certaine chorégraphie des regards, ce qui m’a beaucoup occupée ici.
Ce qui suscite le mouvement des danseurs, dans ce spectacle, est nouveau pour vous : il ne s’agit plus d’une relation formelle à la musique.
Plus j’explore le mot d’ordre « comme je parle, je danse », plus m’apparaît l’importance d’une intention dans la genèse du mouvement. Je me réfère à la conception orientale selon laquelle l’intention prime sur toute chose ; vient ensuite l’énergie puis seulement, en troisième position, la forme du mouvement physique réel. Les mots mettent en forme les pensées, les idées et les images. Comment ces pensées suscitent-elles ensuite de la danse ? Comment le mouvement peut-il incorporer la pensée ?
Danser “comme on parle” était une chose ; mais un autre défi, peut-être plus grand encore, a été de savoir comment incarner une écoute. Comment traduire en chorégraphie l’attention d’écoute d’un corps, alors même qu’on n’entend aucun dialogue ?
Nous devons saluer l’effort déployé par les danseurs, qui ont appris par cœur une grosse partie de la pièce, laquelle avoisine les trois heures et demie lorsqu’elle est intégralement mise en scène. Dans votre chorégraphie, non seulement le danseur « supposé parler » se doit de connaître ses vers par cœur, mais le danseur « supposé l’écouter » doit également les avoir mémorisés, pour être capable de suivre ce discours sans mots. Et il s’agit souvent de longs monologues, comme le célèbre « All the world’s a stage » [Le monde entier est un théâtre].
Effectivement, cela fait partie de cette recherche de la qualité de l’intention d’écoute. « Comme j’écoute, je danse » est une tentative de faire passer dans le corps la réception et la réaction muette au « comme je parle, je danse » du partenaire.
La sophistication rythmique de la poésie de Shakespeare est un autre paramètre important.
Dans le processus d’exploration où il s’agit de de « parler » le mouvement, chaque mot est traduit en un mouvement ou un pas. C’est une transposition cinétique de l’extraordinaire musicalité de la langue de Shakespeare : le rythme des accents, au niveau des mots comme au niveau des phrases, se convertit en une syntaxe de mouvements ainsi qu’en expressivité des corps. Il faut ensuite régler tout le spectre qui va du murmure au cri : comment la dynamique de la parole modèle-t-elle l’énergie du mouvement ? Enfin, nuancer les liens d’accord ou de désaccord, les diverses formes d’affinité (la solidarité féminine par exemple), ou encore la rivalité et l’opposition, qui correspondent à diverses qualités de contact entre danseurs. Comment vais-je faire pour atteindre l’autre, m’y appuyer ou le soutenir en fonction de mes désirs, de mes attentes ou de mes peurs ? Cela implique une relation dynamique entre l’axe vertical du corps qui marche et l’axe horizontal du corps « supposé parler ». De plus, nous avons exploré le mouvement des extrémités (mains et pieds), qui véhiculent une information infiniment sophistiquée relative à nos pensées et nos affects.
La distribution de Golden Hours se compose de onze danseurs de vingt à trente ans. Cela confère au mouvement une saisissante impression de jeunesse.
Je ne pense pas qu’on puisse dire de cet âge qu’il est particulièrement « jeune ». Cela dit, je reconnais qu’il insuffle au spectacle un certain esprit, une tonalité légère et lumineuse. Notez par ailleurs que, contrairement à mes autres travaux récents, les hommes n’y sont pas majoritaires ; ce sont les femmes qui prévalent. Comment vous-même percevez-vous cet ensemble ?
J’y sens une sorte de souplesse et d’abandon, et ce jusqu’aux identités traditionnelles du « genre ». Dans Golden Hours, ces garçons et ces filles expriment leur position sexuelle de manière plus ambigüe qu’à l’ordinaire, ce qui correspond aux attitudes de notre époque, libérales ou queer, vis-à-vis de la sexualité.
Tout cela n’est pas sans rapport avec un travail sur l’improvisation, à laquelle je réserve plus de place que jamais dans cette création. La plupart de ces jeunes danseurs ont des capacités d’improvisation fabuleuses. Avec chacun d’entre eux, j’ai tenté de dégager un langage gestuel individuel et singulier. Cela m’a amenée à cette question : quel sera le degré de précision et de fixité de l’écriture chorégraphique ? Jusqu’où devons-nous cimenter le cadre structurel dans lequel se déploieront les improvisations ? Au moment où nous échangeons ces propos, trois mois avant la première, rien n’est encore décidé. C’est une entreprise assez risquée, j’en suis bien consciente. « You'd be surprised at my degree of uncertainty », donc — vous seriez bien surprise par mon degré d’indécision ! Mais c’est à cette place, pour l’instant, que je veux me trouver.