Une conversation avec Anne Teresa De Keersmaeker à propos des Six Concertos brandebourgeois
Publié le 26.07.2018, 14:34
La musique de Johann Sebastian Bach fait incessamment retour dans l’œuvre d’Anne Teresa De Keersmaeker : Les Six Concertos brandebourgeois est déjà son cinquième spectacle inspiré par la musique du compositeur allemand. Il s’agit pourtant d’une passion tardive : c’est en 1993 — soit douze ans après sa première chorégraphie, Violin Phase — que la chorégraphe se jette, avec Toccata, dans le flux musical du Cantor.
Entretien réalisé par Jan Vandenhouwe
JV : Pourquoi avoir attendu si longtemps pour danser Bach ?
ATDK : Lorsque je chorégraphiais Violin Phase de Steve Reich, en 1980, c’étaient déjà les Concertos brandebourgeois que je me passais en boucle. La musique de Bach m’accompagne depuis le début, mais je ne me sentais tout simplement pas prête, à l’époque, à affronter chorégraphiquement tant de complexité et tant de richesse ! Ces dernières années, plus je m’immerge dans cette musique et ses labyrinthes structurels, plus j’en découvre l’absolu génie…
JV : Pouvez-vous me décrire ce qui, à vos yeux, constitue ce ‘génie’ ?
ATDK : Au bas de ses partitions, Bach avait coutume d’inscrire « Soli deo gloria » — toute gloire pour Dieu seul. Il pensait son œuvre comme un miroir de l’ordre divin universel, traversé par le souffle de l’harmonie. Il émane de cette musique une sorte de clarté rayonnante, autant par ses articulations formelles que par le polissage du plus menu détail. Je la perçois, cette musique, comme une architecture en mouvement, organisée selon l’axe horizontal du contrepoint et la colonne verticale de l’harmonie. Chaque ligne est claire et pourrait s’écouter isolément — chaque ligne laisse pourtant de la place aux autres et n’existe que par les autres. Bach débordait d’idées pour ce qui était de souscrire aux règles tout en les transgressant. Dans les Concertos brandebourgeois, il manie avec une parfaite originalité la forme ‘en ritournelle’ du concerto baroque, et cette alternance typique de passages tutti où réapparaît sans cesse le matériau thématique (la « ritournelle ») et d’autres passages, généralement solistes, apportant des éléments nouveaux — les « épisodes ». La musique de Bach se singularise par une sorte de chaos ordonné, ou d’ordre chaotique. Rien n’y est forcé, tout semble naturel et foncièrement humain. C’est comme si l’ordre cosmique avait informé l’ADN de la moindre de ses cellules nerveuses.
JV : Et c’est pourquoi elle se prête si bien à la danse ?
ATDK : Dans la musique de Johann Sebastian Bach, est stocké un gigantesque réservoir d’impressions et d’affects appartenant à la mémoire de nos corps humains : joie et colère, fierté et mépris, vengeance et pitié, plaisir, douleur, mélancolie, et ainsi de suite. Tout n’y est que communication : Bach connaissait comme nul autre les lois de la rhétorique classique, l’art de convaincre et de tenir son auditoire, l’art d’user de l’opposition et du contraste. En cette matière aussi, il contourne des règles qu’il maîtrise à la perfection, ce qui lui permet de projeter sa musique dans un perpétuel mouvement, sur le plan émotionnel tant que sur le plan physique. Et voilà pourquoi elle se laisse si facilement danser. Des pièces comme les Suites pour violoncelle, les Partitas pour violon seul ou pour clavier sont composées du départ, comme on sait, d’une succession de danses : allemandes, sarabandes, menuets, gigues, ... Les Concertos brandebourgeois ou certains chœurs et airs des Cantates, ou de la Passion selon saint Matthieu, ne sont pourtant pas exempts eux-mêmes de ces carrures dansantes.
JV : L’an dernier, avec Mitten wir im Leben sind, vous avez créé un spectacle basé sur les six Suites pour violoncelle, une musique écrite alors que Bach était maître de Chapelle à la cour de Köthen (1717- 1723) — tout comme les six Concertos brandebourgeois. Faut-il y voir quelque chose comme une étude préparatoire ?
ATDK : Les deux cycles ont en effet vu le jour à la même période de la vie de Bach, moment précieux où il pouvait se permettre d’aborder la musique instrumentale sans souci matériel et dans d’excellentes conditions de travail. Mais cela coïncide par ailleurs avec de sombres événements de sa biographie, comme la mort de sa première épouse et de quelques-uns de ses enfants. La mélancolie des Suites pour violoncelle ou des mouvements lents des Concertos brandebourgeois témoigne certainement de la conscience qu’avait Bach de notre condition mortelle. Cela dit, la différence entre les Suites pour violoncelle, monodiques par nature, et la haute profusion contrapuntique des Concertos brandebourgeois est évidemment considérable… D’un point de vue purement pratique, une chorégraphie de groupe à grande échelle m’oblige à serrer fermement la forme — presque à « faire la circulation » , si j’ose dire ! Et s’il est vrai que les Suites pour violoncelle exhalent un pathos mélancolique et intimiste, j’associe les Concertos brandebourgeois à la vitalité et à la force. Dans certains mouvements vifs, caractérisés par une inlassable répétition de petites cellules rythmiques, on croirait que la musique pré-existait à l’attaque de la première note et qu’elle se poursuivra éternellement après la dernière : un petit morceau d’éternité délivré dans le monde de l’audible. En chorégraphiant les Suites, j’avais accordé une extrême attention à la gravitation ; les Concertos me pousseraient plutôt vers un mouvement ascendant de spirales ouvrantes.
JV : Comment abordez-vous concrètement cette partition ?
ATDK : Face à un cycle d’une telle envergure, un tel colosse, il m’est impossible de poursuivre le principe développé dans Vortex Temporum ou En Atendant — à savoir, associer chaque voix instrumentale à un danseur particulier. Il faut élaborer un nouveau système et, tout comme Bach, s’imposer des règles que bientôt nous prendrons plaisir à briser. La chorégraphie s’appuie ici sur un graphe au sol composé de cercles, de lignes droites, de pentagrammes et de spirales. J’essaie de répondre par un contrepoint chorégraphique au contrepoint musical de Bach, mesure par mesure, et de faire coïncider la logique du vocabulaire dansé avec la musique — ce qui constitue un défi terrible. L’utilisation de l’espace est essentielle, et les questions de perspective : tracer un avant-plan, un arrière-plan. Qu’est-ce qui est visible, qu’est-ce qu’on peut cacher dans la texture ? Qu’entend-on au premier plan musical, et comment traduire cela visuellement ? La danse cherche ainsi sa place de partenaire autonome, en contact avec la musique sans lui être servile.
JV : La forme du cycle lui-même vous a-t-elle inspirée ?
ATDK : C’est du Bach : je pars du principe que les Concertos brandebourgeois constituent un univers réglé, ordonné par l’harmonie et une certaine hiérarchie — entre les différentes voix, par exemple — et l’enquête commence. Dans les deuxième, quatrième et cinquième concertos, Bach divise l’orchestre entre un petit groupe de solistes et l’ensemble des autres musiciens, le « ripieno ». S’y ajoute un magnifique coup de théâtre : dans le cinquième concerto, Bach élève soudain le clavecin, instrument traditionnellement cantonné à l’accompagnement, à la dignité de soliste, et lui écrit une page inoubliable, une gigantesque cadence virtuose. Le premier concerto, très vraisemblablement constitué d’un assemblage de mouvement empruntés à de précédentes cantates, est le seul concerto en quatre mouvements de la série (les autres ayant une structure ternaire). Il prend parfois le caractère d’une suite orchestrale, ce qui explique sans doute que le compositeur l’ait placé à l’ouverture du cycle. Le premier mouvement, avec son éclatante sonnerie de cor, formait initialement l’ouverture de la Cantate de la chasse (BWV 208) de Bach. Les troisième et sixième concertos sont réservés aux pupitres de cordes, et la hiérarchie entre le groupe soliste et le ripieno semble s’y estomper.
JV : Comment traduisez-vous cela chorégraphiquement ?
Quelques exemples : dans le premier mouvement du premier concerto, je laisse le groupe de danseurs au complet marcher à l’unisson la ligne de basse continue, selon mon cher principe « my walking is my dancing » (comme je marche, je danse), intensivement exploré dans mes précédentes chorégraphies. Dans quelques-uns des mouvements de Mitten wir im Leben sind, je demandais déjà aux danseurs de « marcher l’harmonie », littéralement — un pas pour une note. Dans ce premier mouvement, tous les danseurs courent selon une ligne droite qui traverse le plateau d’avant en arrière. En me basant sur certains canons fort simples, j’installe ensuite le premier contrepoint visuel. Cela permet de brasser le groupe au complet, tout en détaillant certains pupitres musicaux : les deux cors, le violono piccolo, les hautbois, etc. Dans le mouvement lent de ce même concerto, j’établis le matériau principal du spectacle, dans sa vraie nature tridimensionnelle. Tout ce premier concerto me sert pour une « exposition », si vous voulez, il convoque et détaille le matériel avec lequel nous allons composer toute la suite. Dans les deuxième, quatrième et cinquième concertos, j’essaie de trouver des correspondances chorégraphiques à la forme concerto — cette interaction particulière du groupe solistes, du ripieno et de la basse continue. Le troisième concerto, réservé aux cordes (trois violons, trois altos, trois violoncelles et basse continue) nous pose un défi particulier avec son célèbre rythme en anapeste (deux brèves, une longue) qui domine l’ensemble du premier mouvement de son énergie motrice, faisant muter mon principe « comme je marche, je danse » (lequel devient : « comme je cours, je danse » !). L’allegro final de ce troisième concerto est une de ces pages de musique dont je vous parlais tout à l’heure — un fragment d’éternité tombé du ciel. Nous voulons ici déchaîner un tourbillon visuel dans lequel tout ce qui filait droit dans les précédents mouvements est soudainement soumis à la courbure et à la torsion, tout le matériel s’incurvant en spirales et en cercles, symboles d’infini.