Les Concertos, mouvement par mouvement
Publié le 28.08.2018, 12:19
C’est le 24 mars 1721 que Johann Sebastian Bach appose sa signature sous la préface d’une partition reliée de cuir portant le titre : Six concerts avec plusieurs instruments dediées à son Altesse Royalle Monseigneur Crétien Louis Marggraf de Brandenbourg. Le somptueux manuscrit, noirci de cette soigneuse et si touchante écriture qu’est celle de Bach, délivre à la postérité six pièces aujourd’hui connues sous le nom de Concertos brandebourgeois.
Si Bach en fit le présent au margrave de Brandebourg, elles ne furent probablement jamais jouées à la cour de ce dernier. À cette époque, Bach exerçait en effet à la cour de Cöthen (de 1717 à 1723, très précisément). Le jeune prince Leopold d’Anhalt-Cöthen y employait à son service un remarquable orchestre, composé des meilleurs musiciens d’Europe. Bach donna sans aucun doute à plusieurs reprises ces six concertos pour le prince ; plutôt que de « brandebourgeois », il serait dès lors légitime de parler des « concertos de Cöthen ». Ces six œuvres sont remarquables par leur diversité, que ce soit en termes d’architecture ou d’instrumentation : Bach semble avoir voulu proposer un étincelant abrégé de ce qui était alors possible en matière de concerto, et rien de plus brillamment versatile n’avait été entendu jusque là. On ne trouvera pas, dans ce recueil, deux concertos écrits pour la même combinaison d’instruments, et l’alternance des instruments solistes et des épisodes « tutti » est toujours inattendue.
Les commentaires musicaux et les explications rhétoriques ci-dessous ont servi de notes de travail pour le traitement chorégraphique des Concertos brandebourgeois par Anne Teresa De Keersmaeker.
Concerto n°1 en fa majeur BWV 1046
Mouvements : 1. [sans indication de tempo] - 2. Adagio – 3. Allegro – 4. Menuetto – Trio – Menuetto – Polacca – Menuetto – Trio – Menuetto
Concertino : 2 corni da caccia, 3 hautbois, basson, violon piccolo; ripieno : 2 violons, alto, continuo
Les mouvements 1, 2 et 4 de ce concerto datent de 1713 ; ils sont empruntés à la Sinfonia qui ouvre la Cantate BWV 208, Was mir behagt ist nur die muntre Jagd!, composée par Bach en l’honneur du 35e anniversaire du prince Christian de Saxe-Weissenfels, un aristocrate passionné de chasse. Cette cantate fut vraisemblablement exécutée lors de la fête de clôture d’une partie de chasse, d’où l’utilisation particulière de deux « corni da caccia », cors de chasse.
Le scénario semble être le suivant : la noblesse célèbre dignement l’issue favorable de la journée. Au sein de cette atmosphère, le violon piccolo tente d’attirer l’attention vers lui, et déploie mille ruses. Resté discret dans le premier mouvement, il attaque un intense duo avec le hautbois dans le second, un Adagio émaillé de dissonances. Il n’a ensuite de cesse, dans le vif Allegro, de rompre l’ordre aristocratique par des solos virtuoses et provocants… mais en vain. Cet ordre est rétabli dans le quatrième mouvement : le concerto se termine de façon tempérée par une succession de danses de cour.
Concerto n°2 en fa majeur BWV 1047
1. [sans indication de tempo] - 2. Andante - 3. Allegro assai
Concertino : trompette, flûte à bec, hautbois, violon; ripieno : 2 violons, alto, continuo
De brefs motifs aigus, entêtés et répétitifs, confèrent à ce concerto son caractère enflammé. Ce jeu tout en brio est confié à quatre solistes : trompette, flûte à bec, hautbois et violon. La partie virtuose de trompette, registrée dans l’extrême aigu, retient particulièrement l’attention. L’Andante présente un caractère plus intériorisé (la trompette s’étant tue). Les trois autres solistes entrecroisent leurs sonorités en une conversation balisée par un motif que Bach désigne comme « traurig » [triste], évoquant la figure du soupir (suspiratio) et développé à l’infini, comme un mantra. La trompette reprend le devant de la scène au troisième mouvement : attaquant un thème de vif-argent, elle lance une fugue au flux irrésistible.
Concerto n°3 en sol majeur BWV 1048
1. [sans indication de tempo] - 2. Adagio – 3. Allegro
Concertino : 3 violons, 3 altos, 3 violoncelles; ripieno : continuo
Voici l’ultime concerto pour cordes ! Divisés en trois groupes de trois (violons, altos et violoncelles), les instruments à cordes attaquent un premier mouvement péremptoire et joyeux, dominé par la figure rythmique entêtée de l’anapeste ou « figura corta » (deux notes courtes suivies d’une longue). Cette ouverture semble être taillée pour se poursuivre indéfiniment lorsque, à la mesure 47, l’introduction d’un motif plus instable couvre le concerto d’une ombre, d’un affect d’incertitude. Ce motif reviendra à plusieurs reprise comme un « facteur de désordre », jusqu’à prendre un caractère presque chaotique. Mais le thème principal l’emporte à la fin. Ce mouvement se caractérise par plusieurs cadences puissamment scandées à l’unisson, renforçant l’impression d’unité et d’homogénéité.
Ce « concerto pour neuf » ne comporte aucune partie soliste – ce qui explique sans doute que Bach fasse ici l’économie du traditionnel mouvement lent. Une brève transition « adagio » en tient lieu, suivie d’entrées successives des instruments pour un final étourdissant, une bourrasque perpétuellement ravivée et qui semble ne jamais devoir prendre fin. Ce raz-de-marée emporte l’auditeur dans sa puissance, comme si un seul et monstrueux instrument s’exprimait désormais, « Les Cordes »…
Concerto n°4 en sol majeur BWV 1049
1. Allegro - 2. Andante - 3. Presto
Concertino : violon, 2 « flauti d’echo » (flûtes à bec); ripieno : 2 violons, continuo
Dans ce quatrième concerto, tout en grâce, le premier rôle est confié à un groupe de trois solistes. Deux flûtes à bec filent un délicieux thème en 3/8, au caractère souple et dansant. Un solo de violon virtuose tente constamment de se détacher de l’ensemble, de manière fort impétueuse quelquefois, comme s’il cherchait à briser le cadre structurel. Les flûtes, solistes elles aussi, rivalisent avec le violon en un dialogue très animé, élégamment scandé par des passages tutti.
Le mouvement intermédiaire (Andante) est une complainte intensément nostalgique. Le thème tutti est continuellement repris par les trois solistes, comme une manière d’écho… Des figures musicales « soupirantes » amplifient le caractère mélancolique du mouvement.
Le Presto final rétablit une atmosphère de légèreté, avec une fugue étourdissante qui circule malicieusement entre toutes les voix. Après l’exposition, le violon solo semble vouloir s’arroger à nouveau une place dominante. Mais les flûtes ripostent de plus belle en remettant en circulation le thème fugué. Suit alors une intervention beaucoup plus affirmée et virtuose du violon, qui menace à nouveau l’équilibre de l’ensemble. La fugue retombera sur ses pieds, bien sûr, toujours menée par les flûtes. La rivalité se rallume en quelques accords staccato et acides, avant une cadence finale et résolutive.
Concerto n°5 en ré majeur BWV 1050
1. Allegro - 2. Affettuoso - 3. Allegro
Concertino : flûte (traverso), violon solo, clavecin obligé (cembalo concertato); ripieno : violon, alto, continuo
De tout le recueil, ce concerto est assurément le plus harmonieux, le plus solide, le mieux balancé. Les trois voix solistes (violon, traverso et clavecin) s’y entrelacent avec une fluidité, un élan, une rare élégance – en plus d’une grande richesse de motifs, toujours superbement ornés. Le thème principal du premier mouvement, avec ses grands accords brisés jetés en un large ambitus de plus de deux octaves, délivre un caractère d’exubérance et de joie sans réserve.
Durant les épisodes qui leur sont réservés, les solistes manipulent des motifs brefs et détendus, aérant fort remarquablement la texture comme pour en appeler au retour du thème. Leur complicité est telle qu’à la fin, raccourcissant toujours d’avantage leurs brèves interventions, la flûte et le violon finissent par s’éclipser tout à fait, laissant place à un formidable coup de théâtre : ample cadence soliste du clavecin, virtuose et harmoniquement passionnante — première du genre dans l’histoire de la musique.
Le mouvement lent (Affettuoso) est un trio pour les solistes ; le clavecin y est tout à la fois soliste et accompagnateur (« continuo »). Ce tendre dialogue musical, sculpté dans le moindre détail, est proche de la perfection ; il évoque peut-être un idéal de communication heureuse.
Le troisième mouvement (Allegro) semble un cadeau directement tombé depuis l’Harmonie des Sphères, sous forme d’une gigue aussi agile qu’étourdissante ! Flûte et violon amorcent un thème fugué bientôt repris par le clavecin ; l’auditeur ne touche terre qu’à l’attaque du tutti. Se déploie alors une musique de danse flamboyante. Dans la section intermédiaire, une force contraire se manifeste, une dissonance rhétorique (la Confutatio du discours), avec l’introduction d’un thème en mode mineur, rival du thème fugué — lequel se laisse d’ailleurs contaminer par le mineur. S’ensuivent toutes sortes de modulations qui nous mènent vers des tonalités très éloignées de celle de départ, jusqu’à ce que le clavecin, après une nouvelle cadence en si mineur, ne rétablisse l’ordre avec un péremptoire accord de ré mineur. La section « A » est alors répétée intégralement, concluant ce concerto bouillonnant d’ardeur.
Concerto n°6 en si bémol majeur BWV 1051
1. [sans indication de tempo] - 2. Adagio ma non troppo - 3. Allegro
Concertino : 2 altos, 2 violes de gambe, violoncelle: ripieno : continuo
Ce sixième concerto est exceptionnel en termes d’effectif instrumental : deux altos, deux violes de gambe, un violoncelle et une partie de continuo. L’absence de cordes aiguës et d’instruments à vent installe une atmosphère grave et sombre. Les deux altos (qui se consacrent d’ordinaire aux voix intermédiaires) prennent ici en charge les voix supérieures. Dans le premier mouvement, ils se battent littéralement en duel : on les entend clairement s’affronter sous la forme d’un canon où les deux mêmes voix décalent à très brève distance, l’une sur le temps fort, l’autre sur le temps faible. Pour maintenir la cohésion d’ensemble face à cette joute rythmique, les autres voix s’en tiennent à un jeu plus monotone de croches.
Dans le deuxième mouvement (Adagio ma non troppo), les deux altos dialoguent au sein d’un espace musical plus ample et plus détendu : s’écoutant l’un l’autre, ils font circuler une mélodie expressive cantabile, qui traverse toutes les tonalités.
Dans le mouvement final (Allegro), les deux altos fusionnent : pour la première fois dans le recueil, les solistes prennent le même thème à l’unisson – thème d’une beauté et d’une simplicité confondantes. Comme un refrain, cette mélodie ne cessera de revenir, elle aussi, à travers toutes sortes de tonalités, refermant le cycle dans un registre émotionnel de paisible allégresse.
Kees van Houten
Kees van Houten est né en 1940 à Helmond. De 1957 à 2008, il tient l’orgue historique Robustelly (1772) de l’église Saint-Lambert à Helmond. Il a signé avec Marinus Kasbergen les ouvrages Bach et le nombre ainsi que Bach, l’Art de la fugue et le nombre, en plus de quatorze livres sur la musique du même compositeur. Kees van Houten se produit en concert en tant qu’organiste aux Pays-Bas et ailleurs. Professeur d’orgue à la Hogeschool voor de Kunsten d’Utrecht de 1971 à 1992, il donne régulièrement des conférences, ateliers et classes de maître.