Composer avec la gravité
Publié le 26.02.2017, 10:35
Avec cette nouvelle version de A Love Supreme, Salva Sanchis et Anne Teresa De Keersmaeker reviennent sur le lieu d’anciennes amours. Du chef d’œuvre de Coltrane, ils avaient donné une première version chorégraphique en 2005, où se mêlaient déjà écriture et improvisation. Aujourd’hui plus que jamais, les écritures si différentes des deux partenaires fusionnent indiscernablement en traitant la même idée de départ : à chaque musicien du quartet de Coltrane est assigné un danseur spécifique.
Sans doute fallait-il une fameuse dose de témérité pour prétendre chorégraphier le plus légendaire des albums de Coltrane. A Love Supreme (1964) est l’affirmation d’un artiste autant que d’un croyant, une profession de foi vibrante de dignité et d’humilité : une véritable prise d’assaut artistique du Ciel. « On sent sur ce disque une accumulation unique d’énergies, le noyau de feu créateur de Coltrane, celui de son quartet, et peut-être même de toute sa communauté et de toute son époque », affirme De Keersmaeker.
Le dernier mouvement de cette Suite, « Psalm », joué sans improvisation, provient d’une prière écrite par Coltrane lui-même. Il en a transposé chaque mot, syllabe par syllabe, en une mélodie qu’il joue au saxophone. De Keersmaeker et Sanchis en proposent à leur tour une transposition physique : à chaque note, systématiquement, est assignée un geste spécifique. Salva Sanchis – ancien étudiant de PARTS, aujourd’hui chorégraphe et professeur – a par ailleurs écrit des phrases dansées pour chacun des motifs-clés des trois premiers mouvements de la suite. Ces phrases constituent le matériau de base sur lequel les danseurs improvisent. « Le plus beau compliment nous est venu de Fabrizio Cassol, le saxophoniste d’Aka Moon », raconte Anne Teresa De Keersmaeker. « Après avoir vu le spectacle, il m’a dit : “C’est impossible que ce soit improvisé, c’est beaucoup trop précis.” C’est précisément, je crois, ce que nous recherchions : qu’il soit impossible d’établir une distinction entre la base écrite et l’improvisation. »
Comment avez-vous obtenu une telle indistinction entre matériau écrit et matériau improvisé ?
Sanchis : Je vois bien votre question... et peut-être contient-elle en germe certaines erreurs très tenaces quant à la nature de l’improvisation. L’improvisation n’est pas un style, ou quelque chose comme un choix esthétique. Tout comme l’écriture, c’est un mode d’accès à la danse. Comment le définir ? Si je vous dis qu’improviser, c’est « ne pas savoir à l’avance ce qui va se passer », cela ne vous aidera pas beaucoup. Je soutiendrai d’ailleurs strictement le contraire : rien n’est gravé dans le marbre, d’accord, mais énormément de choses sont codées à l’avance. Ce n’est pas pour autant une restriction de liberté : mais nous fixons une direction. Si A Love Supreme affiche cette allure improvisée, ce n’est pas que le matériel de base soit particulièrement ouvert ; c’est même plutôt l’inverse, le matériel est très précis, aussi précis que possible, de telle façon que l’improvisateur soit forcé d’être, lui aussi, le plus précis possible. Je veux improviser de telle manière que chacun de mes gestes soit compris comme s’il était la seule chose à faire. Et que le spectateur comprenne immédiatement que j’ai fait très exactement ce que je voulais faire. Je ne veux pas que l’on me voie en train d’essayer des choses, en train de chercher à gauche ou à droite. Je veux que mon improvisation ait l’air aussi claire, précise et fatale que possible.
Quelle est alors la valeur ajoutée du mouvement improvisé ?
Sanchis : Une sensation d’implication du danseur, un engagement... Une plus grande part d’intuition, une intégration totale de l’expérience est mise en circulation, et cela se traduit par une sensation de plus grande authenticité. L’improvisateur arrive à convoquer des associations de mouvements inédites, il fait des choses avec une rapidité et un niveau de détail qu’il serait impossible de noter. Ou si on le notait, disons, ça prendrait énormément de temps : l’improvisation est donc plus efficace de ce point de vue.
De Keersmaeker : L’improvisation est une question d’équilibre entre créativité et réceptivité, entre prise de parole et écoute. On le voit bien chez les danseurs de A Love Supreme. Certains mouvements sont consciemment choisis, d’autres mouvements « leur arrivent » : parfois ils dansent, parfois ils « sont dansés ». Ils prennent des décisions, mais d’autres décisions viennent les trouver, et ils les intègrent à leur danse. Je crois pouvoir parfaitement localiser cette expérience d’interprète, même si la mienne est totalement opposée : la plus grande sensation de liberté me vient quand je danse un matériau très précisément noté, comme dans Piano Phase par exemple. Plus la structure est serrée, plus il me semble que ma liberté se déploie. C’est alors comme si, en dansant, je pouvais zoomer à l’infini sur chaque millimètre de mon champ de manœuvre, l’élargir aux dimensions d’un espace immense, riche d’un infini potentiel de variations. Cela rejoint étroitement l’expérience de Salva qui improvise, je pense, même si nous partons de prémices opposées.
Sanchis : A l’arrivée, cela ne fait aucune différence. Mais à l’arrivée seulement !
Pour Coltrane, A Love Supreme avait valeur de profession de foi. Comment abordez-vous cette charge spirituelle ?
De Keersmaeker : Pour moi, A Love Supreme est par essence un défi lancé à la gravité. C’est une pièce sur le rapport de l’homme à la terre, sur le rapport entre verticalité et horizontalité. Le rôle de la colonne vertébrale est ici central : nous organisons notre centre de gravité de façon telle que la colonne verticale soit perpendiculaire à la surface de la Terre, de sorte que nous puissions nous arracher à la force de gravité que la Terre exerce sur nous. Il y a là la même ambiguïté que celle que l’on entend dans la musique de Coltrane. On touche au Ciel, on rend hommage au divin ; mais toucher au Ciel implique aussi une aspiration à l’infini, à l’envol. A une suspension de la gravité. Cela implique une part d’hubris, qui rend Coltrane d’autant plus humain...
... car, bien sûr, on ne peut pas suspendre la gravité.
De Keersmaeker : Oui, c’est une donnée immuable, comme la mort. On ne peut pas danser au-delà des forces imposées par la gravitation, mais disons qu’on peut essayer de danser avec elles. Voyez les mouvements centrifuges qui permettent de courir de biais, si l’on a pris assez de vitesse. Ou à ces moments suspendus où l’on joue à perdre puis à retrouver l’équilibre. Cela ne nécessite pas, du départ, une perspective très spirituelle. La façon de marcher, de courir, donc de s’accommoder de la gravité et de la verticalité, déclenche pourtant automatiquement une charge émotionnelle. Quelqu’un qui laisse « flotter » ses membres, ou qui au contraire choisit de marcher la tête haute, adopte deux attitudes totalement différentes. Non seulement physiquement, mais aussi bien dans son positionnement face au monde. Notre façon de composer avec la gravité parle toujours de notre attitude face à une puissance supérieure ; la tension entre ces deux positionnements, entre l’envie de se hisser vers les hauteurs et le consentement à ce qui nous maintient à terre, convoque nos limites et nous définit en tant qu’humains.
Dans le quatrième et dernier mouvement de la suite, « Psalm », dont la musique est explicitement religieuse, le langage visuel de la chorégraphie semble également flirter avec l’iconographie religieuse.
De Keersmaeker : C’est en tout cas la première fois, dans la pièce, que les danseurs se touchent les uns les autres. Ce n’est qu’à partir de ce moment qu’ils prennent leurs distances avec leur lutte contre la gravité, et se consacrent à un soutien mutuel. Ils doivent s’empêcher de tomber. Chacun soulève chacun, toute notion de hiérarchie s’abolit, il n’est plus question que de veiller à l’autre, à se prendre en charge mutuellement, avec une sorte d’exacerbation de l’empathie physique. La danse devient presque picturale, ou sculpturale. On croit reconnaître alors des images emblématiques de l’histoire de l’art, sans pouvoir les identifier tout à fait. La danse ne permet jamais totalement de fixer l’image, elle demeure encore un peu trop abstraite ... à moins qu’elle ne soit trop concrète : après tout, ce ne sont jamais que des danseurs qui se soulèvent. Ce qui domine ici est d’abord une forme d’abandon, de vulnérabilité et donc de confiance. A Love Supreme convoque d’un côté un amour adressé au divin, quelque chose d’absolu, de suprême, mais suggère par ailleurs que l’amour ultime est l’amour du prochain, le souci de se soutenir l’un l’autre. Cela prend la forme d’un jeu collectif, à l’instar de ce que réalise musicalement le quartet : on met son ego de côté pour pouvoir communiquer collectivement.
Sanchis : Cette scène finale n’exprime au fond qu’une seule idée toute simple : seul, on n’y arrive pas. On le voit bien quand les gens sont confrontés à un événement énorme, comme les attentats de Bruxelles : la première chose que l’on fait, c’est d’appeler les autres, pour parler, pour pleurer ensemble.
La spiritualité n’est donc pas nécessairement affaire de transcendance ?
Sanchis : Au cours du processus de travail, nous avons beaucoup parlé avec les danseurs de la question du transcendant. Prenez par exemple la gamme du blues, cœur musical du thème principal de A Love Supreme. C’est une gamme à cinq notes — autant que de doigts sur une main. Cette gamme se retrouve dans toutes les cultures, du Japon à l’Europe en passant par l’Afrique. C’est comme s’il y avait quelque chose là-haut sur quoi nous brancher, d’où que nous soyons. Nos traditions, et peut-être même l’expérience encodée dans notre matériel génétique, précèdent nos identités et s’expriment à travers nous. Vous pourriez dire que cela nous « transcende », mais enfin, c’est présent à l’intérieur de nous-mêmes. C’est enfoui au fond de nous, comme un sédiment très ancien qui aurait vocation à surgir. Cela fait vibrer une expérience du monde antérieure au langage. C’est pour cette raison que je trouve souvent les musiciens spirituellement éveillés, parce qu’ils communiquent en dehors du système linguistique et peuvent exprimer des expériences au-delà du langage. La danse n’ignore pas cette dimension, tout en étant plus enracinée, plus terrestre : on ne peut pas danser indépendamment du sol sur lequel on se tient. Cela fait de la danse cet art en équilibre entre l’abstrait et le concret : des corps qui évoluent dans le temps et l’espace, avec la gravité qui tout à la fois leur sert d’ancrage et de contrainte — une discipline qui libère. »
Wannes Gyselinck