Danse / de répertoire
Publié le 17.06.2019, 09:00
1. De tous les arts de la scène, la danse est indéniablement le plus éphémère. Elle laisse peu de traces palpables qui, à l’instar d’enregistrements musicaux, restent largement accessibles. À la différence du théâtre, de la musique ou de l’opéra, il lui manque souvent un texte support, à savoir une notation de la chorégraphie qui fige les mouvements d’une pièce dansée en signes comparables à des lettres, et ainsi invite à la relire – à la re-présenter. C’est pourquoi la mémoire artistique vivante ou les archives de la danse sont très restreintes, d’où un canon limité. Ce n’est pas un hasard si le « répertoire de danse classique » se compose avant tout d’une poignée de standards de l’histoire du ballet, comme Giselle, Le Lac des cygnes ou Casse-Noisette.
Dans la tradition du ballet, la notion de chorégraphie désigne à la fois la composition et la notation de la danse au sens strict, c’est-à-dire un ensemble codifié de signes susceptibles de se répéter, un alphabet de poses ou de pas parfaitement décrits tels que le plié, le tendu ou le jeté. Ce langage fixé constitue une base solide pour la transmission et la reprise de chorégraphies, qui sont les conditions essentielles à la constitution d’un canon et à une pratique de répertoire correspondante. Mais même dans la tradition du ballet, la réécriture prime sur une reprise à l’identique. Les classiques doivent leur statut de classiques essentiellement à un renouvellement artistique permanent ; généralement, seules la musique et l’intrigue initiales sont conservées. La reprise fidèle d’un « texte de danse » au succès retentissant n’est en effet pas non plus la règle dans la tradition du ballet. Ainsi, aujourd’hui, outre la chorégraphie originale de Casse-Noisette par Marius Petipa, on donne aussi régulièrement le célèbre arrangement de cette pièce par George Balanchine.
Depuis qu’elle s’est modernisée et a rompu avec les conventions du ballet, il manque à la danse un système de notation bien établi – il est fait un usage limité de la notation Laban –, et la recherche de l’innovation est devenue la norme. On a par ailleurs aujourd’hui envers les chorégraphes les mêmes attentes qu’envers les artistes d’autres disciplines artistiques. Ils doivent développer un langage de mouvement personnel et une écriture chorégraphique qui se distinguent clairement de ceux de leurs prédécesseurs directs ou de leurs contemporains, et doivent régulièrement proposer de nouvelles œuvres. Parallèlement, ces dernières décennies, les danseurs se sont mis à jouer un rôle toujours plus marqué dans la création du matériel de mouvement d’une chorégraphie, ce qui relativise d’une certaine façon le statut d’auteur des chorégraphes.
L’« émancipation du danseur » s’est en outre traduite par une hausse significative du nombre d’artistes qui échangent le rôle de danseur avec la position de créateur de danse. Combiné à l’augmentation du nombre de chorégraphes à partir des années 1980, cela a instauré une forte dynamique artistique qui a favorisé l’indépendance de la danse contemporaine vers un genre autonome.
Cette évolution a néanmoins un revers. Seuls un nombre limité de compagnies et un nombre encore plus restreint d’organisations de danse privilégient actuellement la logique d’ensemble, la stabilité des effectifs et le répertoire. La danse contemporaine est dominée par une économie de projet néolibérale, caractérisée par des conditions de travail souvent précaires et une obligation permanente de produire.
L’absence d’un système de notation collectif, la préférence donnée au renouvellement du langage de mouvement plutôt qu’à la réutilisation (créative) d’un vocabulaire partagé et, plus récemment, la nette suprématie de l’économie de projet sur la traditionnelle économie de compagnie : ces trois aspects sont un sérieux frein aux possibilités de répertoire au sein de la danse post-ballet en générale, et de la danse contemporaine en particulier.
2. Rosas est né en 1982 en tant que compagnie vouée à la création. À compter du début des années 1990, elle a commencé à reprendre ses anciennes œuvres. Après le récent changement de siècle, Rosas a progressivement accentué cette démarche de reprises, avec une accélération notable au cours des dix dernières années. Rosas possède donc depuis quelque temps la double identité de compagnie de création et compagnie de répertoire, ce qui est plutôt inhabituel en danse contemporaine. La transformation de précédentes créations en pièces de répertoire est encore renforcée par le fait que les chorégraphies d’Anne Teresa De Keersmaeker sont également dansées par d’autres compagnies, comme les ballets des opéras de Paris et Lyon ou le Ballet national du Portugal.
Maintenir vivante la mémoire de Rosas auprès du public exige un investissement massif en temps, en énergie et en moyens. Le caractère judicieux de cette démarche est une évidence. Une chorégraphie n’existe au sens plein du terme que lorsqu’elle est de nouveau incarnée en présence d’un public : sans cette « lecture à voix haute », même un « texte de danse » entièrement écrit reste lettre morte. En outre, de nouvelles générations de spectateurs peuvent, grâce à ces reprises, découvrir de façon directe le passé artistique de Rosas, ce qui favorise une meilleure compréhension de productions plus récentes. En ce sens, les fonctions répertoire et création se confortent l’une l’autre. À l’instar de toute œuvre artistique, chaque nouveau spectacle est bâti sur un passé supposé connu. Seules les reprises peuvent contribuer à prendre conscience de ces prémisses et à contextualiser une œuvre récente, en particulier pour ceux qui sont peu familiers, ou pas du tout, du travail précédent. Sans contexte de répertoire, le temps présent menace de s’imposer – la logique de la nouveauté et l’oubli structurel dont semble être toujours davantage imprégné l’art contemporain.
Une chorégraphie ancienne peut être reprise par la distribution initiale, mais ce n’est généralement pas le cas pour le répertoire de Rosas. Par le passé, De Keersmaeker travaillait essentiellement avec un groupe de danseurs qui connaissaient bien son langage dansé. Les interprètes du répertoire participaient souvent au processus de création et se concentraient ensuite sur la reprise d’anciennes œuvres, en menant éventuellement une carrière artistique en dehors de Rosas. Lors de reprises plus récentes, De Keersmaeker engage généralement de nouveaux danseurs, parmi lesquels des jeunes gens tout juste diplômés de P.A.R.T.S. L’apprentissage d’une chorégraphie existante convoque ainsi au sein de sa propre compagnie les mêmes questions que lorsqu’elle est transmise à une autre compagnie.
3. En l’absence d’un « texte de danse » noté, transmettre une chorégraphie à de nouveaux danseurs est une pratique multiple (le répertoire repose en effet par essence sur trádere, le verbe latin « transmettre » que l’on entend dans « tradition »). En premier lieu, le chorégraphe peut retomber sur l’équivalent contemporain du « texte de danse », à savoir un ou plusieurs enregistrement(s) vidéo. Au fil du temps, la chorégraphie a en partie évolué vers la « vidéographie » : l’écriture des mouvements sur une feuille de papier a laissé place à leur enregistrement à l’aide d’une caméra et d’une mémoire numérique qui convertit les actions observées en combinaisons de zéro et de un. Rosas reconnaît l’importance des enregistrements vidéo. La Rosas Visual Library constitue aujourd’hui une exceptionnelle collection de référence, qu’utilisent institutions artistiques et culturelles, des chercheurs en danse, des journalistes et d’autres personnes intéressées par le travail de Rosas.
Les enregistrements vidéo sont aussi abondamment consultés lors de reprises. Ils ne montrent cependant que l’extérieur, et non l’intérieur proverbial d’une chorégraphie. Une vidéo enregistre certes le produit, mais nie le processus de production : elle ne raconte rien des intentions et de la vision globale du chorégraphe ni comment celui-ci en est venu à certaines décisions ; elle passe tout autant sous silence la participation de la première distribution dans la co-création du matériel, la façon dont les danseurs se sont approprié les mouvements choisis, comment ils ont abordé les repères et les transitions... Pour chaque répertoire contemporain, ces souvenirs individuels autant du chorégraphe que des danseurs sont décisifs : sans cela, il n’y a pas de mémoire de la danse.
De Keersmaeker supervise bien sûr les reprises d’œuvres précédentes. La série Carnets d’une chorégraphe, déclinée en trois ouvrages, documente et détaille en outre huit chorégraphies de différentes périodes de son parcours artistique, à l’aide d’entretiens entre De Keersmaeker et Bojana Cvejić, de dessins, de schémas, de photos, de matériel chorégraphique et dramaturgique, de critiques et de DVD. Cette mine d’informations contextuelles, sans équivalent dans le milieu de la danse contemporaine, offre aux personnes intéressées par le travail de Rosas aujourd’hui et à venir un aperçu généreux de la poétique de la danse de De Keersmaeker. Carnets d’une chorégraphe compose de façon inédite une historiographie de la danse, pour un ensemble d’œuvres dont plusieurs appartiennent aujourd’hui déjà aux annales de l’histoire de la danse. En même temps, ce triptyque, qui devrait, espérons-le, connaître une suite, constitue un fondement solide quand une des chorégraphies documentées est reprise. Dans Carnets d’une chorégraphe, De Keersmaeker dresse l’inventaire de sa mémoire de travail, ce qui prend la forme d’un répertoire potentiel.
Un répertoire de danse contemporaine est aussi tributaire de la mémoire corporelle des danseurs de la distribution initiale. Par leur participation à l’élaboration du matériel de mouvement d’une chorégraphie, ils possèdent une connaissance de premier ordre de gestes ou poses spécifiques. En outre, ils ont été les témoins directs des décisions en matière de composition, ils ont contribué à formuler des points d’ancrage permettant de se souvenir des mouvements pendant l’exécution de la partition de danse, ils ont interprété les remarques de De Keersmaeker... Les danseurs qui ont participé à la création d’une chorégraphie sont donc aussi des maillons essentiels au sein de Rosas en matière de transmission.
L’importance de la transmission directe par des répétiteurs, et davantage encore la façon dont cette transmission se produit, rapproche la pratique de répertoire au sein de la danse contemporaine de la tradition de la danse populaire (et, plus largement, de l’apprentissage artisanal). Tout comme dans la transmission de danses populaires, l’apprentissage d’un répertoire de danse est affaire de démonstration et d’imitation : le répétiteur montre, l’interprète copie – mais le mimétisme n’est réussi que lorsque l’intériorisation de l’écriture chorégraphique devient synonyme de sa subjectivation. L’apprenant s’approprie alors les mouvements qu’on lui a montrés de façon que dans l’imitation transparaisse une part de son individualité de danseur ou danseuse. Cette subjectivation a pris de l’importance au sein de Rosas lors de la reprise de chorégraphies existantes.
Travailler plus souvent avec de nouveaux interprètes qui ne sont pas encore familiers de l’univers de Rosas accroît en effet la possibilité d’altérité : une même partition de mouvements est interprétée de façon légèrement différente. Le fait que la subjectivité du danseur de répertoire prenne la forme d’une expressivité régulée est encore renforcé par l’importance de la structure dans l’écriture chorégraphique de De Keersmaeker. Quiconque suit son travail depuis un certain temps voit donc s’éclairer d’autres personnages à chaque reprise : des traces singulières d’une individualité qui s’installe, qui est engendrée par la différence entre la structure chorégraphique répétée et son incarnation personnelle. Cette subjectivation échappe en partie aux danseurs, parce qu’elle est directement liée à leur corporalité qui, malgré tout l’entraînement et l’expérience, conservera toujours quelque chose d’un livre à demi-fermé, d’un inconscient à ne pas sonder.
4. Indépendamment du ciblage sur le répertoire, la pratique chorégraphique plus générale de De Keersmaeker est également caractérisée par un traitement réfléchi et pédagogue de son passé artistique. Du matériel de mouvement ou une phrase d’une précédente pièce peuvent par exemple former le point de départ d’un nouveau processus de création ou même être littéralement repris. La façon de travailler de De Keersmaeker ignore la logique dominante de la nouveauté et opte pour la continuité, l’approfondissement des possibilités de ce qui a déjà été créé. Ce n’est pas tant l’urgence d’innover que l’idée de métier ou d’apprentissage progressif sur la base de l’expérience qui motive son écriture. Une chorégraphie existante peut ainsi être réécrite. Cela a par exemple été le cas avec A Love Supreme, chorégraphie sur le célèbre album de John Coltrane, et Verklärte Nacht. La chorégraphie initiale de 1995 sur le sextuor éponyme d’Arnold Schönberg était un spectacle d’ensemble dans le cadre d’une soirée Schönberg à la Monnaie. En 2014, De Keersmaeker l’a remaniée pour en faire un duo. Cela aussi, c’est du répertoire, mais au sens large : actualiser le propre passé chorégraphique en le renouvelant sur la base d’une expérience artistique entretemps affinée. Zeitigung (2017) illustre encore une autre possibilité rarement explorée en danse contemporaine. Pour cette chorégraphie qui est un arrangement radical de Zeitung (2008), De Keersmaeker a collaboré avec le jeune chorégraphe Louis Nam Le Van Ho et le pianiste Alain Franco.
Outre la réécriture, le répertoire au sens large inclut aussi la « réinscription », ou présentation dans un autre contexte, d’une précédente chorégraphie. Cela s’est déjà produit avec les trois pièces réunies une première fois en 2006 sous le dénominateur « soirée de répertoire », et à présent reprises en partie modifiées. La chorégraphie sur le Quatrième Quatuor de Bela Bartók a été créée en 1986 par De Keersmaeker et a été le noyau de Bartok/Aantekeningen. Elle a été un an plus tard intégré à Mikrokosmos puis dans la mise en scène par De Keersmaeker de l’opéra Le Château de Barbe-Bleue de Bartók pour la Monnaie (1998). La chorégraphie sur la Grande Fugue, un des derniers quatuors à cordes de Ludwig van Beethoven, a d’abord été présentée dans Erts (1992) puis reprise dans Kinok (1994). Et la partition de danse déjà citée sur la Nuit Transfigurée (Verklärte Nacht) a été intégrée en 1996 dans Woud, Three Movements to the Music of Berg, Schönberg & Wagner. L’intégration d’une chorégraphie existante dans un autre contexte modifie aussi sa signification : la « réinscription » invite à la relecture et à la réinterprétation. C’est comme avec une citation : le contexte dans lequel elle est donnée fait apparaître des significations qui n’étaient pas présentes, ou seulement latentes, dans le texte source.
Bartók/Beethoven/Schönberg est une reprise remaniée de la soirée de répertoire de 2006 et souligne ainsi le dynamisme avec lequel Rosas aborde son propre passé. Les trois chorégraphies sont montrées dans une même scénographie, qui, comparée aux décors originaux, glisse vers un décor réduit et un éclairage plus homogène. La minimisation du contexte scénique maximise l’attention pour les interactions entre chorégraphie et partition. Dans l’actualisation de la soirée de répertoire de 2006, la relation entre danse et musique devient plus centrale, ce qui concorde avec l’essence même de la pratique chorégraphique de De Keersmaeker : « La musique est mon maître », a-t-elle affirmé en entretien. La version en duo la plus récente de Verklärte Nacht y est redonnée ainsi qu’une version de Die Grosse Fuge réécrite pour quatre danseurs (la chorégraphie originale était réalisée pour huit interprètes). Bartók/Beethoven/Schönberg est ainsi un cas d’école du répertoire au sens large. Le spectacle présente une œuvre ancienne, qui a déjà été explicitement présentée comme du répertoire, en partie dans une autre version qui renouvelle littéralement la mémoire de Rosas : « ce qui était » est à la fois réinterprété par les danseurs et réécrit par la chorégraphe.
Sur le plan musical, Bartók/Beethoven/Schönberg décrit un arc de la fin du XVIIIe siècle au début du XXe siècle. Au sein du parcours chorégraphique de De Keersmaeker, il s’agit du répertoire créé entre 1985 et 1995. Les trois pièces sont emblématiques de trois phases dans l’évolution de l’écriture de De Keersmaeker : elles documentent des glissements dans le rapport entre la musique inspirante et l’« organisation des corps dans le temps et l’espace » (une des définitions que De Keersmaeker donne de la chorégraphie). La chorégraphie sur le quatrième quatuor à cordes de Bartók, une œuvre en partie inspirée par la musique populaire d’Europe centrale, greffe l’écriture délibérément structuraliste de Fase, Rosas danst Rosas et Elena’s Aria, avec ses nombreux unissons, sur une partition qui à première vue ne semble pas concorder. En ce sens, elle a été une sorte de test, un sondage des possibilités qu’une pratique chorégraphique progressivement élaborée offrait sur un terrain apparemment impossible.
La chorégraphie sur la Grande Fugue de Beethoven suit très précisément les transformations des deux thèmes musicaux de base : l’écriture et la partition sont pratiquement le miroir l’une de l’autre. Il s’agit d’un premier jalon dans la chorégraphie contrapuntique qui est un des piliers de l’écriture de De Keersmaeker. Verklärte Nacht fait au contraire plutôt figure d’exception dans le parcours de De Keersmaeker. La musique de Schönberg suit le récit que Richard Dehmel relate dans son poème éponyme : lors d’une conversation nocturne dans une forêt, une femme révèle à son nouvel amant qu’elle est enceinte d’un homme qu’elle n’aimait pas ; son nouveau compagnon lui pardonne et dit qu’il acceptera l’enfant comme le leur. C’est la première chorégraphie narrative dans le parcours artistique de De Keersmaeker, par ailleurs sur une partition de la fin du romantisme (Ottone Ottone de 1988 se situe également dans un registre narratif, mais met en scène de manière originale l’opéra de Monteverdi L’Incoronazione di Poppea).
Bartók/Beethoven/Schönberg n’est pas un échantillon de Rosas mais une remarquable soirée de répertoire. Les trois pièces montrées documentent un passé artistique, mais deux d’entre elles actualisent ce même passé en réécrivant le « texte de danse » original. Y correspond, de façon non exprimée mais d’autant plus marquée, une orientation éthique et politique généralisée, qui peut se résumer en une seule expression : la « durabilité active », ou l’acceptation du passé comme étant la source de multiples possibilités de renouvellement. Voilà qui pourrait être une définition du mot « répertoire ».
Rudi Laermans